Espagne

La collection de sifflets en terre cuite d’Espagne – plus exactement des îles Baléares dont ils proviennent tous – représente un ensemble de soixante-huit objets. Soixante-deux sont entrés au musée de l’Homme en 1933, suite à un don de Maria Ferst (coll. DMH1933.135). L’origine du sifflet entré l’année suivante n’est pas connue (coll. DMH1934.5). En 1949, Constantin Brăiloiu fait don d’un autre sifflet (coll. DMH1949.64). Les quatre derniers ont été donnés en 1961 et 1962 avec d’autres objets des îles Baléares (coll. DMH1961.126 et DMH1962.99).

La production de sifflets en terre cuite est attestée en Espagne depuis l’époque romaine. De nombreux sifflets aviformes ont été trouvés en fouilles dans le théâtre et l’amphithéâtre antiques de Mérida. D’autres sifflets de la même époque l’ont été en Andalousie et dans les Baléares1. C’est de l’ancien émirat d’Al-Andalus que datent de nombreux sifflets en terre cuite dont les plus anciens remontent aux xe et xiie siècles2. La production de sifflets est restée importante en Andalousie pendant les siècles suivants et se poursuit actuellement avec les sifflets en forme de cavalier et torero à Andújar (les caballitos) (ill. 1), les sifflets à eau en forme de cruche de Cordoue (les cantaritos canarios) ou les taureaux de Guadix (les toricos) (ill. 2).

Andalousie (cavalier et torero), 2e moitié du XXe siècle ; Catalogne (chiens), Agost (cruche), vers 1900. Coll. particulière. © Pierre Catanès

Ill. 1 : Andalousie (cavalier et torero), 2e moitié du xxe siècle ; Catalogne (chiens), Agost (cruche), vers 1900.
Coll. particulière. © Pierre Catanès

Guadix (torico), 2007 ; Andújar (pito), XXe siècle ; Cordoue (cruche rouge), fin du XXe siècle ; Agost (cruche grise), ca. 1900. Coll. particulière. © Pierre Catanès

Ill. 2 : Guadix (torico), 2007 ; Andújar (pito), xxe siècle ; Cordoue (cruche rouge), fin du xxe siècle ;
Agost (cruche grise), vers 1900.
Coll. particulière. © Pierre Catanès

À Agost (Valence), ce sont les sifflets à eau en forme de cruche (ill. 2) qui sont encore fabriqués aujourd’hui.

Jusqu’au début du xxe siècle, des sifflets tubulaires servant de socles à des figurines variées (chiens, Sainte Vierge, personnages...) (ill. 1) étaient fabriqués en grande quantité en Catalogne.

Tous ces sifflets étaient souvent vendus à Noël, à Pâques ou lors de pèlerinages3. De nos jours encore, ils constituent des éléments essentiels lors de ces fêtes. Citons par exemple la Romería de la Virgen de la Cabeza à Andújar, considérée comme le plus ancien pèlerinage en Espagne, où résonne le son des pitos (petits sifflets) (ill.2)4. De nos jours encore à Alcoy (province d’Alicante), des milliers de sifflets en terre cuite sont distribués par la municipalité lors de la procession d’els Xiulitets (nom local des sifflets) qui se tient à Pâques.

L’utilisation de sifflets en terre pendant les fêtes est attestée depuis le Moyen Âge en Espagne. Un hisba, traité de l’administration et du droit du commerce, rédigé au xve siècle par Ibn Qasim de Tlemcen en Algérie, reprend des interdictions antérieures déjà formulées par le grand-père d’Averroès, Ibn Rushd Al Jadd (1058-1126), cadi de Cordoue et très grand juriste5. Celui-ci avait condamné la fabrication de jouets zoomorphes, habituelle en Al-Andalus lors du Nouvel An et d’autres fêtes chrétiennes. Cette tradition se maintient alors à Tlemcem au mois de janvier. Ibn Qasim condamne cet usage à cause de l’origine chrétienne de ces jouets, ce qui contredit les hypothèses voulant que le sifflet de terre cuite ait été réintroduit en Europe au Moyen Âge depuis le monde musulman via l’Espagne.

Baléares

La collection de sifflets en terre cuite des îles Baléares du MuCEM est particulièrement remarquable. Son noyau ancien est constitué autour des soixante-deux objets de la collection DMH1933.135. On y trouve une grande variété de modèles dont beaucoup de formes absentes des collections des musées européens.

Les siurells (nom majorquin du sifflet) sont aujourd’hui devenus un des symboles de l’artisanat des Baléares.

Leur origine demeure un mystère, car aucun exemplaire ancien n’a été trouvé dans les îles. Des fouilles aux Baléares ont livré un sifflet en forme d’oiseau aquatique de l’époque romaine6, mais celui-ci ne présente pas de similitude typologique avec les sifflets traditionnels fabriqués au xxe siècle. L’archaïsme des formes a conduit certains à voir leur origine dans les figurines antiques de Crète. D’autres chercheurs la voient dans les sifflets d’Andalousie. La question reste ouverte. La ressemblance avec les statuettes antiques est mise en avant depuis longtemps. Ainsi, en 1933, lors du don des sifflets au musée de l’Homme, il est déjà noté qu’ils « imiteraient les statuettes que les Phéniciens fabriquaient à Ibiza ».

Le siurell est réalisé en assemblant rapidement quelques boudins d’argile. Un cône d’argile permet de façonner les jupes des figurines féminines, tandis que le visage est simplement formé en pinçant l’argile pour faire apparaître le nez et les creux orbitaux. Quelques accessoires très stylisés (chapeaux, cannes, paniers..) suffisent à faire deviner la forme représentée par la figurine, le plus souvent placée sur un socle plat lui aussi rapidement modelé. Un court sifflet tubulaire est ajouté sur le socle ou au dos de la figurine s’il n’y a pas de socle. Après cuisson, l’objet est couvert d’un lait de chaux puis décoré de traits de peinture verte, rouge, jaune ou bleue, auparavant avec des peintures préparées artisanalement et aujourd’hui avec des peintures industrielles.

La majorité des figurines est anthropomorphe, mais on compte aussi des animaux familiers : poules, chiens, chevaux et taureaux aux larges cornes. On distingue souvent les modèles « traditionnels » (paysans aux larges chapeaux, femmes portant des paniers de figues, diables, etc.), des modèles « modernes » (motocyclistes, avions, etc.). De fait, la collection du MuCEM, composée majoritairement d’objets collectés dans la première moitié du xxe siècle, avant l’explosion du tourisme, montre une production vivante représentant les personnages de la vie quotidienne : enfants, jeunes gens jouant à la balle ou au cerceau, etc.

En 1952, les ateliers de production étaient répartis dans toute l’île de Majorque. Près de Palma, on fabriquait ces sifflets à Pórtol et Sa Cabaneta dans la commune de Marratxí. Au centre du pays, les centres d’Inca, Llubí et Sineu, au sud-est le village de Felanitx et au nord-est le village d’Artá étaient également des centres de production de siurells. On en aurait aussi fabriqué avant 1950 à Manacor au nord de Felanitx, à Santa María del Camí à côté de Marratxí et, enfin, à Palma. Les sifflets étaient surtout produits dans de petits ateliers à caractère familial7.

Ces sifflets se vendaient quelques centimes dans les années 1960 (deux ou trois pesetas) lors des fêtes, principalement celles de San Bernardo, du Nouvel An ou de la Nativité de la Vierge, autour de Palma, ou à la San Marcial-San Pedro à Marratxí.

En 1933, Maria Ferst mentionne trois fêtes seulement pour la vente de ces sifflets à Felanitx : San Bernardo, San Marcial et l’Annonciation (Buena Nueva). Elle indique qu’à Inca, centre plus important, il existait pour ces trois mêmes fêtes un véritable marché de sifflets et qu’il était de coutume, chez les gens du pays, d’acheter un sifflet lorsqu’ils se rendaient à la fête.

La tradition rapporte que les enfants pouvaient jouer avec, mais, qu’à la sieste, si les sifflets ne s’étaient pas cassés avant, les anciens n’hésitaient pas à les casser pour sauvegarder leur quiétude. Cela explique sans doute la rareté des pièces anciennes car leur faible prix, leur abondance, mais aussi leur grande fragilité ne les destinaient pas à être conservés plus de quelques jours.

« Siurell de plata », prix du Majorquin de l’année. Coll. particulière. © Pierre Catanès

Ill. 3 : « Siurell de plata »,
prix du Majorquin de l’année.
Coll. particulière. © Pierre Catanès"

La simplicité de ces sifflets, dont quelques formes élémentaires suffisent à évoquer avec une grande vivacité le sujet souhaité, ne pouvait qu’intéresser les peintres. Joan Miró (1893-1983), d’origine majorquine par sa mère, a été fasciné toute sa vie par ces sifflets qui influenceront beaucoup son œuvre8.

Bien ces objets aient déjà été dédaignés des enfants dans les années 1950, les étrangers ou les personnes cultivées commencent à s’y intéresser. C’est à Paris qu’a lieu la première exposition de sifflets majorquins9.

Suite à cet engouement nouveau, leur vente, auparavant limitée au cadre des fêtes locales, se développe alors toute l’année dans les boutiques pour touristes. Malheureusement, les siurells ont perdu aujourd’hui la vivacité des formes qui les caractérisaient pour devenir plus lourds et stéréotypés.

Ce sifflet est devenu aujourd’hui tellement emblématique des Baléares que, depuis les années 1970, est remis chaque année le « Premio Siurell de Plata » au Majorquin de l’année (ill. 3).

Felanitx

La majorité des sifflets des Baléares de la collection du MuCEM proviennent de cette ville, située dans le sud-est de l’île de Majorque, dont la production de siurells a perduré au moins jusqu’en 1952. La collection de soixante-deux sifflets entrée en 1933 (coll. DMH1933.135) donne une image riche de la production de ce centre car on y trouve une grande variété de modèles : les animaux de la ferme (poules, chiens, ânes ou chevaux...) et les hommes et femmes dans leur vie quotidienne.

On distingue deux ateliers de production d’après le style des objets de la collection. Une première série se caractérise par des figurines dont les traits du visage sont formés en pinçant profondément l’argile. Les silhouettes sont relativement trapues. La partie sifflante est de forme ovale, aplatie. Les couleurs privilégiées sont principalement le vert et le rouge, même si le jaune peut parfois être employé pour souligner un détail ou peindre un chapeau.

Les sifflets de la deuxième série sont formés de façon plus élancée. Les décors sont rouges et jaunes, ou verts et jaunes. Là, encore, une troisième couleur peut être associée.

Il n’est pas certain que tous ces sifflets, collectés à Felanitx, aient été fabriqués dans cette ville. En effet, la collection présente un sifflet en forme de cycliste. Ces modèles, cyclistes ou motocyclistes, auraient été fabriqués pendant une période assez courte à Inca à l’atelier de Mado Antonia Prats, de l’atelier de Ca’n Torrens. Celle-ci fabriquait les siurells avec son mari Salvador Torrens, aidée d’une vieille femme, Mado Tonina Tortella de l’atelier de Ca’n Soleix, âgée de plus de quatre-vingts ans en 1977. À cette date, cet atelier était le deuxième en importance pour les siurells après celui de Marratxí. Il est possible que la première série de sifflets telle qu’elle est décrite ci-dessus soit sortie de cet atelier10.

Marratxí

La fabrication de siurells à Marratxí est connue dans les deux villages potiers de Sa Cabaneta et de Pórtol. Deux sifflets de la collection DMH1962.99, acquis en 1962, proviennent de l’atelier Ca’n Bernardí de Sa Cabaneta, où ils se fabriquent encore aujourd’hui.

Ces sifflets, dits « de saint Martial », étaient fabriqués par les hommes pour la fête de San Marcial-San Pedro, les 29 et 30 juin, et étaient vendus aux pèlerins pour un prix de deux à trois pesetas. Chaque sifflet représente une scène différente : un personnage à pied, à mulet, portant un plat de figues, jouant de la cornemuse ou de la guitare, un chien, un cochon, un mouton...

En 1978, MM. Matheos et Cardona écrivent que la poterie à Sa Cabaneta et à Consell se limite à la fabrication de siurells11.

Si les deux autres sifflets donnés en 1961 (coll. DMH1961.126) ont été acquis à Palma, ils ont sans doute été fabriqués également à Marratxí car la production de siurells de Palma avait disparu avant 1950. De plus, on note que leur forme, autant que leur décoration, est semblable à celle de l’atelier Ca’n Bernardí.

L’atelier Ca’n Bernardí à Sa Cabaneta reste un des principaux ateliers de fabrication de siurells. En 1977, il était tenu par Madó Bet Amengual Bestard, de la vieille famille de potier Ca’n Bernardí, âgée alors de plus de quatre-vingt-quatre ans. Elle en avait hérité de sa famille. À la fin du xixe siècle, une branche de cette famille était venue s’installer à Sa Cabaneta depuis le village de Pórtol où elle se trouvait depuis le xviie siècle, et où plusieurs branches sont encore installées (ateliers Ca’n Vent, Ca’n Bernardí)12. Ce sont peut-être ces liens familiaux qui expliquent la similitude de nombreux modèles de sifflets produits par ces deux centres.

« Ca Madó Bet des siurells » a fabriqué des sifflets depuis son enfance. Elle était aidée dans cette tâche par son mari Mestre Felip Palou Canyelles, âgé de plus de quatre-vingt-sept ans en 1977, qui modelait la partie sifflante qu’on ajoute à la figurine. Les sifflets de la collection du MuCEM ont pu être produits par Ca Madó Bet elle-même ou par sa fille Francisca. Ses deux fils continuent aujourd’hui la production familiale.

Signalons enfin qu’à Consell, les frères Amengual de Ca’n Bernardí, branche de la même famille, fabriquaient, en plus des siurells, des pots, des briques et des tuiles.

1 Guillermo Rosselló Bordoy, « Instrumentos musicales en barro cocido: une pervivencia medieval », Musicá oral del Sur, no 2, Consejeria de Cultura. Junta de Andalucia, 1996, p. 34-35.

2 De nombreux sifflets en terre cuite des xiie siècle au xviiie siècle trouvés à Alméria, à Jaén ou à l’Alhambra de Grenade ont été présentés lors de l’exposition (Del rito al juego, Almería, Museo de Almería, décembre 2006 – février 2007). Notices dans Isabel Flores Escobosa (dir.), Del Rito al Juego, cat. exp. Ed. Junta de Andalucía. Consejería de Cultura, 2006.

3 Salvador Palomar Abadía, « Instrumentos populares de barro en el sur de Catalunya », Musicá oral del Sur, no 2, Consejeria de Cultura. Junta de Andalucia, 1996, p. 23-24.

4 Ma Soledad Asensio Cañadas et Inmaculada Morales Jiménez, « Instrumentos musicales de barro en Andalucía (I). Aerófonos », Musicá oral del Sur, no 2, Consejeria de Cultura. Junta de Andalucia, 1996, p.156-157 ; Enrique Gómez Martinez, “El pito”. Instrumento musical popular en la Romería de la Virgen de la Cabeza, Andújar (Jaén), Musicá oral del Sur, no 2, Consejeria de Cultura. Junta de Andalucia, 1996, p. 187-192.

5 Manuel Espinar Moreno, « Instrumentos musicales de barro: silvatos zoomorfos, antropomorfos y otros vestigios musicales », Musicá oral del Sur, n2, Consejeria de Cultura. Junta de Andalucia, 1996, p. 68.

6 Laura Hortelano Piqueras, « Un pito procedente de Ibiza en el Museo de Prehistoria de Valencia », Saguntum, 32, 2000, p. 191-194.

7 Carlos Cid Priego, « Cerámica popular: los “siurells” baleáricos », Ampurias. Revista de arqueología, prehistoría y etnología, no XIV, Barcelona, 1952, p. 160.

8 Nicholas Watkins,« Miro and the “Siurells” », The Burlington Magazine, vol. 132, n1043, 1990, p. 90-95 et Walter Erben, Joan Miro 1893-1983. L’homme et son œuvre, Cologne, B. Taschen, 1992, p. 30.

9 Cid Priego, op. cit., p. 160.

10 Juan Llabres Ramis, Estudios monográficos del museo arqueológico. La Porciúcula. T. 4 : La ceramica popular en Mallorca. Aportación al estudio de la misma en los últimos cinco siglos, Ciutat de Mallorca, 1977, p. 66.

11 Jose Corredor Matheos et Jordi Gumì Cardona, Ceramica popular catalana, Edicions 62, 1978, p. 138-139.

12 Llabres Ramis, op. cit., p. 65-66.