Rhône-Alpes
Seuls deux sifflets de la collection du MuCEM viennent de cette région où la production a pourtant été très importante jusqu’au xxe siècle. Ces deux objets sont en forme de petite cruche droite, forme très répandue dans les multiples ateliers de la région. L’un d’eux est décoré d’une spirale d’engobe blanc. Il n’a pas été attribué à un centre précis car son origine reste à préciser. L’autre a été donné en 1945 par M. Anjaleras, potier à Cliousclat (Drôme).
L’histoire
Les fouilles archéologiques réalisées à Lyon ont mis au jour des sifflets de terre cuite. Les plus récentes ont permis en particulier d’étudier la céramique de l’époque moderne, auparavant négligée par rapport aux céramiques antiques ou médiévales. Nous n’avons pas pu encore étudier ces découvertes qui ont livré au moins un sifflet en forme d’oiseau du xvie siècle, laissant penser que la production était proche de celle de la fin du xixe siècle1. Un autre sifflet en forme de cruche du xviiie siècle confirme cette continuité2.
Les lieux de production
En Savoie et surtout dans le Dauphiné, de très nombreux centres potiers ont produit des sifflets.
Savoie
La production y est mal connue. Des sifflets ont été fabriqués avec certitude à Annecy mais on peut penser que d’autres centres potiers en ont également réalisé. Ainsi, certains sifflets à eau en forme de cruche d’assez grande taille sont de forme identique à celle des cruches produites dans cette province. Ils pourraient être attribués aux ateliers de Vanchy (Ain) ou de Vanzy (Haute-Savoie). La production a pu disparaître assez tôt au début du xxe siècle. Un sifflet venant d’une collection réunie dans les années 1930 porte ainsi, sous le socle, la mention manuscrite « Bonneville Haute-Savoie » alors qu’il s’agit d’un sifflet de Provence. Peut-on penser que la production du Sud avait déjà remplacé les productions locales ?
Ce sont sur les taras, pichets à vin ou à cidre, qu’on trouve le plus souvent des sifflets. Sur un certain nombre de ces pièces, l’anse se termine par un sifflet (ill. 1 et 2) ou bien celui-ci est ajouté au-dessus3. Ces objets datent généralement de la fin du xixe siècle ou du début du xxe. On retrouve ces sifflets sur des pichets de Ferney-Voltaire, Vanzy, etc., mais aussi à Vif dans le Dauphiné voisin. Ces pichets, toujours très décorés, portent souvent des inscriptions à caractère humoristique ou bien le nom de leur propriétaire. Le sifflet pouvait servir à appeler quand le pichet était vide. Le fait qu’un nombre assez important de ces pièces ait été conservé peut s’expliquer car ces « pichets d’accueil » constituaient un objet de fierté pour leurs propriétaires.
Dauphiné
Dans cette province, le nombre de centres potiers produisant des sifflets est très élevé, ainsi il n’est pas aisé d’identifier les origines précises.
Chirens (Isère)
À Chirens, en Isère, au début du xxe siècle, la famille Pêcheur fabriqua beaucoup de sifflets à eau ou des modèles globulaires en forme d’oiseau. Ces sifflets vernissés de vert ou portant des décors jaspés sur fond jaune paille sont aisément reconnaissables par la façon dont la coupelle formant le corps de l’oiseau est refermée. Les côtés sont rapprochés puis pincés, ce qui dessine une arête très saillante sur le dos de l’oiseau. Les Guillermas, du même village, produisaient aussi ces oiseaux ainsi que des sifflets à eau en forme de cruche sur pied4.
Les Pêcheur représentent une importante famille de potiers alliée à de nombreuses autres « dynasties » de potiers de la Drôme et de l’Isère5. Elle pourrait être originaire d’Érôme (Drôme) où la fabrication de sifflets était également très importante.
Le groupe de Saint-Uze (Drôme)
Dans la vallée du Rhône, la production céramique fut très abondante. Dans le nord se trouve le groupe d’ateliers répartis autour de Saint-Uze (Drôme) : Saint-Vallier, Ponsas, Erôme, etc.
Dans ces ateliers où la fabrication est devenue très tôt industrielle, la vente se faisait par catalogue. Revol, Frachon, Boissonnet sont quelques-uns de ces artisans qui ont profité de la découverte d’une argile riche en kaolin permettant la production de grès blanc à partir du xixe siècle.
On voit dans les catalogues des coucous et des rossignols (ill. 3 et ill. 4). Il est difficile d’attribuer à un fabricant précis la production de petites cruches en grès blanc émaillées de multiples couleurs et produites jusqu’au milieu du xxe siècle qui pourraient venir de cette région (ill. 5). Elles sont de taille et de forme semblables à celles en terre cuite que l’on rencontre dans la région, comme celle donnée au MNATP en 1945 par M. Anjaleras de Cliousclat (Drôme) (1945.12.1). On peut également se demander si elles ne viendraient pas de la région de Dieulefit où les potiers ont abandonné l’utilisation de la terre locale au xxe siècle.
À Erôme, la production de sifflets a continué de façon plus artisanale jusqu’au milieu du xxe siècle. Un des modèles connus reprend la forme traditionnelle de la cruche à eau mais possède seulement une grande anse qui joint de façon élégante l’avant du col à la base arrière de la panse (ill. 6). Il est cependant probable que d’autres modèles plus simples, en terre vernissée, ont été fabriqués dans ce village.
Dieulefit (Drôme)
Parlons enfin des centres potiers situés autour de Dieulefit, au sud de la Drôme. La production de sifflets y est attestée par d’anciens habitants. On sait ainsi que la production fut très importante et commercialisée dans tout le sud de la France. Cela dit, elle demeure assez mal connue.
Le musée national de la Céramique de Sèvres conserve un exceptionnel sifflet à eau de ce centre (ill. 7). On peut supposer qu’il s’agit à l’origine d’un sifflet aviforme extrêmement stylisé. À partir de cette pièce, on peut proposer la même attribution pour plusieurs sifflets (ill. 8).
À proximité, au Poët-Laval, la production de sifflets est en revanche bien connue grâce aux témoignages de René et Jacques Robin, de la poterie de la Grande Cheminée (ill. 9). Elle a été une des dernières à réaliser des poteries selon le mode traditionnel6.
René Robin (né en 1908) y fabriquait encore dans les années 1970 des rossignols en forme de cruche (ill. 10). Il a appris son métier à douze ans à la poterie Anjaleras de Cliousclat. Son fils Jacques, né en 1936, aujourd’hui retraité, nous a rapporté qu’il modelait les sifflets le soir à la veillée, une dizaine par soirée, puis, quand il en avait fabriqué un carton, il tournait les cruches dans lesquelles étaient insérés les sifflets. Son grand-père réalisait également des sifflets globulaires, des « coucous », en forme d’oiseau7.
Vivarais
La production de sifflets que l’on connaît dans le Vivarais, situé de l’autre côté du Rhône et faisant partie de l’ancienne province du Languedoc, est très proche de celle du Dauphiné.
À Saint-Laurent-du-Pape (Ardèche), Robert Géry, qui s’est installé en 1920 dans ce village, a longtemps fabriqué des sifflets. Ses modèles globulaires en forme d’oiseau ressemblent à ceux de Chirens (Isère) du début du xxe siècle. Il a également fabriqué des sifflets à eau en forme de cruche très semblables à ceux d’Aubagne. Sa production se reconnaît surtout pour ses pieds très larges et pour ses glaçures jaspées très caractéristiques que l’on retrouve sur les autres objets faits dans son atelier (ill. 11).
Les formes
Comme nous l’avons vu, la production de la région Rhône-Alpes est surtout dominée par les sifflets à eau en forme de petite cruche droite. Cependant, l’étude de sifflets plus anciens révèle aussi des formes d’oiseaux. Ces modèles, plus longs à réaliser ont sans doute été supplantés par les cruches plus rapides à fabriquer, ce qui permettait d’augmenter la productivité et de baisser les coûts.
La vente
Très rares sont les informations dans ce domaine. Seule la « foire aux rossignols » d’Érôme, le 1er mai, témoigne d’anciennes fêtes agraires du printemps. Depuis longtemps, les rossignols ne sont plus vendus à cette fête car leur fabrication a disparu dans le village.
Cliousclat (Drôme)
Le sifflet 1945.12.1 a été donné par M. Anjaleras, potier à Cliousclat, à l’occasion d’une opération de collecte organisée par le MNATP en 1945, et conduite par M. Balmes.
Ce sifflet en forme de petite cruche est semblable aux nombreux sifflets rencontrés dans la région, mais assez différent des sifflets anciens retrouvés dans le sol de la commune (ill. 12). Donné avec des éléments d’outillage de la poterie, on ne peut pourtant pas douter de son origine.
L’activité potière est ancienne dans ce village situé près des axes de communication du Rhône. La diffusion de la poterie par la route, le fleuve ou le chemin de fer a été aisée8. Quand Jean-Pierre Anjaleras, originaire d’Ardèche, débute vers 1830, le village compte une cinquantaine de potiers dont certains sont seulement tourneurs et ne possèdent pas leur four. C’est son fils Marius (1852-1928) qui va fonder la poterie Anjaleras. Allant au début, comme d’autres, cuire sa production dans un autre four, il a l’idée de développer un modèle complet et achète des terrains pour y faire construire un atelier et un four (1902), ainsi que les terrains de plusieurs carrières d’argile (ill. 13 et ill. 14). Peu à peu, tous les potiers du village travailleront dans cette fabrique et le four Anjaleras sera le seul en activité. Antonin et Numa, fils de Marius, continuent la recherche de modernité en essayant, mais avec peu de succès, de mécaniser la production. La fabrique emploiera jusqu’à une centaine d’ouvriers. Après 1930, Antonin reste le seul patron de la poterie, et c’est donc lui qui fit don du sifflet au MNATP.
Comme dans d’autres villages, la baisse de la demande de poterie utilitaire oblige à développer la production de la « bricole », les pièces de petites tailles comme les tasses à café ou les rossignols, au détriment de la « grosse cavalerie », les grands plats ou les vases de jardin. Malgré cela, la fabrique sera vendue en 1964.
C’est Philippe Sourdive, un « étranger » dans le métier et le village qui la rachète. Amoureux de la poterie traditionnelle, il conserve les formes usuelles et en développe de nouvelles. Le tourneur Charles Chanteperdrix qui travaille dans l’atelier depuis 1935, forme les potiers de la nouvelle génération qui, souvent, partent ensuite ouvrir leur propre atelier. S’inspirant des terres vernissées anciennes, Philippe Sourdive introduit de nouveaux décors et ses plats décorés « au clou » (technique du sgraffiato) font partie des plus belles réalisations en terre vernissée du xxe siècle.
La production de rossignols, toujours présente dans la poterie Sourdive, était due à un potier itinérant, le « père Rossignol », qui venait déjà à l’époque d’Antonin Anjaleras.
« Il vient à Cliou sans crier gare, toujours en été, son caractère difficile et secret le tient à l’écart des potiers. Son secret réside dans sa merveilleuse façon de faire chanter les sifflets. Il dort au-dessus de la cave à terre et, le jour où ça lui prend, va trouver Antonin Anjaleras et lui demande son compte9. »
Charles Tripp a réussi à reconstituer en partie la vie de ce potier10. Celui-ci s’appelait Jean Hagué. Né en 1909 à Beauvais, il avait appris le métier de potier-tourneur aux établissements Greber. Entre les années 1950 et 1964, on le retrouve à Saint-Uze, à Saint-Laurent-du-Pape chez Robert Géry, à Uzès chez les Pichon, au Poët-Laval, à Aubagne, à Annecy, à Saint-Désirat, au Péage-de-Roussillon et bien sûr à Cliousclat.
Ce parcours peut largement expliquer les grandes similitudes qui existent entre les sifflets insérés dans les sifflets à eau de beaucoup de ces centres (ill. 15).
Il se retira à la fin de sa vie dans une cabane à Rochemaure (Ardèche) où il décéda en 1987.
Revenons à Cliouscat. Au décès de Philippe Sourdive en 1978, la poterie sera reprise par ses deux fils, Nicolas et Olivier. Le « père Rossignol » ayant cessé de venir, des essais de rossignols seront réalisés, mais les sifflets étant difficiles à fabriquer et trop épais, leur fabrication sera arrêtée. La poterie de Cliousclat continue à produire aujourd’hui, à côté d’une production classique, les grands plats et autres pièces d’exception, témoins de l’art de la terre vernissée11.
1 T. Vicart, « Répertoire illustré des céramiques domestiques en Lyonnais (xiie–xviiie siècle) », Documents d’archéologie en Rhône-Alpes no 12. Pots et potiers en Rhône-Alpes. Époque médiévale Époque moderne, Lyon, A.L.P.A.R.A., 1996, p. 294, ill. 163 : ensemble de céramiques du xvie s. (région Lyonnaise).
2 Alban Horry, Poteries de Lyon 1500-1850. Morceaux choisis du quotidien à Saint-Georges, Lyon, Éditions Lyonnaises d'Art et d'Histoire - Institut national de recherches archéologiques préventives, 2012, p. 122.
3 Anne Buttin et Michèle Pachoud-Chevrier, La Poterie domestique en Savoie. L’eau, le lait, le vin…, Annecy, Le Vieil Annecy, 2007, p. 197-209.
4 Anne Berthelet, Marion Carcano et Chantal Spillemaecker, « Mémoire de terre, la collection du musée Dauphinois », Potiers et faïenciers en Dauphiné, Grenoble, Glénat, 2001, p. 164, notices et illustrations 48 et 49.
5 Michel Colardelle et Gérard Haag, Potiers de Chirens (Isère) du xviiie au xxe siècle, cat. exp. Maison du Pays d’Art et d’Histoire des Trois Vals – Lac de Paladru, Charavines, 1996.
6 Marc Pillet, Potiers et poteries populaires en France, Paris, Dessain et Tolra, 1982, p. 96-97. L’illustration p. 97 représente le nettoyage des rossignols par René Robin.
7 Témoignage recueilli par l’auteur en avril 2002.
8 L’histoire de la poterie de Cliousclat est relatée dans Béatrice Pannequin, « Rayonnements et ombres à la poterie de Cliousclat », Potiers et faïenciers en Dauphiné, Grenoble, Glénat, 2001, p. 174-178 .
9 Collectif, Poteries et potiers. Cliousclat Drôme, Saint-Paul-Trois-Châteaux, Impr. Graphot, 1983, p. 43.
10 Charles Tripp, « Le “père rossignol” potier des 4 chemins ! », Flûtes du monde, no 12, Belfort, 1998, non paginé.
11 Béatrice Pannequin, Poteries vernissées, Paris, Bonneton, 2002, p. 82-85.
© Réunion des musées nationaux – Grand Palais, 2014