Le sifflet, usages et symboles
À l’évocation du sifflet, on se représente ce petit objet utilisé par l’arbitre ou l’agent qui fait la circulation, ou encore ce jouet destiné aux enfants ou à celui qui, en période de fête ou de manifestation, l’utilise en raison de ses capacités sonores souvent très efficaces. Nous allons examiner ici les différents contextes dans lesquels les sifflets sont employés, ce qui nous permettra d’en dégager les fonctions. Nous verrons qu’elles découlent de la grande richesse symbolique du sifflet, ce qui a fait de lui un véritable objet rituel, fonction qu’il a perdue de nos jours.
Fonctions du sifflet
Fonction signalétique
Les sifflets, qu’ils soient ou non en terre cuite, possèdent une fonction de communication. Celle-ci est destinée autant à des personnes qu’à des animaux mais, aussi, à des êtres surnaturels.
Une des spécificités du sifflet est que le son, généralement strident, se détache du fond sonore, ce qui en fait un instrument de signal particulièrement adapté qui va jusqu’à permettre un véritable langage. Beaucoup de ces langages sifflés n’utilisent d’autres accessoires que les doigts insérés dans la bouche et, pour André Schaeffner (1895-1980), spécialiste des instruments et responsable de la collection instrumentale au musée de l’Homme (MH), les sifflets pourraient être une réminiscence d’un langage sifflé préexistant.
Le sifflet « peut être oral, écrit-il, procédé auquel il semble que la musicologie n’ait accordé aucune attention, mais duquel l’acoustique, l’ethnographie et l’histoire des religions se sont occupées. Le sifflement rentre dans bien des rituels, fournit la matière d’un langage à courte distance ou se trouve être l’objet de tabous particuliers1 ».
En Andalousie, dans la région de Topares (Almería), les bergers creusaient et perçaient des morceaux de poterie qu’ils plaçaient dans la bouche entre les dents ; ils utilisaient ces pitos (« petits sifflets ») ou bocas (« bouches ») pour communiquer entre eux dans un véritable langage2. Ces langues sifflées se retrouvent dans de nombreuses régions du monde. Comme le rapporte Félix Éboué, en parlant du banda, une des langues des peuples de l’Oubangui-Chari, c’est « une langue musicale qui peut se parler, se siffler, soit avec la bouche, soit au moyen de sifflets en bois et en corne3 » (ill. 1).
On le voit, l’utilisation de la poterie n’est pas spécifique. Dans les Ardennes belges au xixe siècle, on utilisait ainsi des sifflets en schiste tendre, de forme semblable aux sifflets d’argile andalous4.
À la chasse (cf. ci-dessous), pour le commandement, pour donner l’alerte, les sifflets sont utilisés depuis des millénaires. Si, aujourd’hui, on associe le sifflet aux forces de l’ordre ou aux arbitres, leur utilisation était encore commune au xixe siècle pour appeler un fiacre, un domestique ou un serveur, ou encore pour siffler l’alerte en cas d’agression. Chacun ou presque disposait d’un sifflet. Ce qui explique sans doute la variété des modèles réalisés.
Pour les familles royales ou nobles, certains sifflets étaient réalisés en vermeil ou encore finement sculptés, en ivoire ou faits de pierre fine, et même soufflés en verre5. Le sifflet de marine qui permettait de transmettre les signaux à bord reflétait la hiérarchie de la Royale : du somptueux sifflet en argent de l’amiral de la flotte au sifflet du gabier. C’est pour ce même usage que le sifflet fut utilisé dans l’armée, dans les forces de police ou dans les chemins de fer, et qu’il est toujours utilisé en sport. Le berger sculptait ses sifflets dans du bois ou de l’os pour appeler son troupeau ou ses chiens. Les fragiles sifflets en terre cuite n’ont bien sûr jamais été utilisés dans tous ces contextes.
Dans un cadre domestique, le sifflet avait sa place dans le quotidien. Il est toujours surprenant de découvrir des sifflets associés aux objets les plus divers : porte-aiguilles des couturières, cannes, tasses, etc. Certains de ces objets ont été réalisés en céramique. C’est par exemple le cas de porte-aiguilles en forme de jambe en porcelaine produits à Kelsterbach (Allemagne) au xviie siècle, dans lesquels un sifflet est parfois percé dans le pied de ces objets précieux sertis d’or ou de vermeil.
Dans ces usages, la céramique est choisie en fonction de l’objet principal et non spécifiquement pour le sifflet. On peut inclure dans cette catégorie les sifflets réservés à la chasse en forme de tête de chien en porcelaine, en grès ou en faïence. Réalisés en Angleterre, ils ne se différencient pas des sifflets métalliques souvent de forme semblable vendus dans les catalogues d’objets de chasse.
Tous ces objets siffleurs ne sont pas utilisés dans le même contexte que les sifflets présentés dans ce catalogue.
Fonction cynégétique
Les sifflets en terre cuite sont souvent appelés des appeaux car ils sont parfois associés aux techniques de chasse. Pour André Schaeffner, puisque les « appeaux de chasse imit[e]nt un cri d’oiseau ou simplement le bruissement de son vol, il est possible qu’un certain nombre de sifflets ou d’ocarinas aient eu ainsi une origine utilitaire6 ». On rencontre fréquemment cette désignation dans les catalogues des musées. Ainsi, beaucoup de sifflets de la collection du musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MuCEM) sont désignés comme appeaux dans le catalogue du musée d’Ethnographie du Trocadéro (MET), d’où proviennent les plus anciennes collections. Ce terme est encore repris aujourd’hui de manière souvent erronée, et la découverte d’un sifflet en terre cuite lors de fouilles est parfois associée abusivement au contexte de la chasse.
Les appeaux regroupent de nombreux instruments sonores utilisant toutes les techniques possibles pour reproduire le son des animaux et les attirer pendant la chasse. On peut ainsi faire grincer deux pièces de bois, claquer une pièce métallique, etc., mais, souvent, ce sont des sifflets qui sont à la base du système sonore. Ils sont la plupart du temps réalisés artisanalement par les chasseurs mais les fabricants professionnels en proposent des centaines de modèles adaptés à chaque animal. Édouard Paul Mérite (1867-1941) en a réuni une immense collection dont quelques exemplaires sont représentés dans ce catalogue (coll. 1953.85). Leur fonction d’appeau est cependant contestable. En effet, il ne suffit pas de moduler un trille pour faire venir un rossignol. De plus, les formes des sifflets anthropomorphes ou zoomorphes, tout comme leurs couleurs vives, sont bien peu adaptées à la chasse.
Cette fonction ne peut cependant pas être exclue pour certains sifflets. L’ethnographie et plusieurs témoignages écrits en sont la preuve. Dans le sud de l’Espagne ou en Italie, les sifflets en terre cuite étaient encore utilisés au xxe siècle pour la chasse. Dans les deux cas, il s’agit de sifflets globulaires aux formes ovoïdes simples. Des sifflets semblables furent fabriqués dans le sud-ouest de la France, comme à Cox, et ils avaient peut-être le même usage. En Berry, les sifflets en grès fabriqués dans le Cher, les chavons, étaient utilisés au xixe siècle pour la chasse aux chats-huants.
Le sifflet du MuCEM 1888.14.1 (ill. 2) était peut-être un de ces appeaux. La patine de ces objets est souvent un bon indice pour confirmer leur longue utilisation par le chasseur. En 1788, dans son traité La Chasse au fusil, Gervais-François Magné de Marolles note à propos de la chasse au guignard (petit pluvier) : « […] [Ils] contrefaisa[ie]nt leur cri avec un appeau, qui est un petit sifflet de terre cuite. »
Cette fonction du sifflet en terre cuite a donc existé mais n’a jamais été, loin de là, le but principal de l’abondante production de sifflets.
Fonction musicale
La musique n’est pas non plus la fonction première des sifflets en terre cuite, qui ne permettent généralement de moduler que quelques intervalles, de la seconde à la sixte. L’exemple le plus célèbre de leur utilisation dans ce cadre est la Symphonie des jouets attribuée initialement à Joseph Haydn puis à Léopold, le père de Wolfgang Amadeus Mozart, et peut-être en réalité écrite par le père Edmund Angerer (1740-1794). Dans cette œuvre, ces sifflets sont associés aux hochets et trompettes d’enfants et ne peuvent entrer dans le cadre stricto sensu des instruments musicaux.
Le sifflet de terre cuite est cependant à l’origine des ocarinas inventés par Guiseppe Luigi Donati vers 1853 et dont le modèle s’est répandu dans toute l’Europe. Ils appartiennent encore dans de nombreux pays au corpus des instruments de musique populaire. Proche de ces ocarinas, le lergök suédois en forme d’oiseau permet dans ses versions actuelles percées de plusieurs trous de jouer de véritables mélodies. Comme pour les ocarinas (ill. 3), il existe de véritables orchestres de lergök composés d’instruments de tailles différentes pour varier les tonalités et les tessitures.
Fonction ludique
Le rôle de jouet est une des fonctions importantes du sifflet. On ne peut parler dans ce cas d’un usage de communication sonore, car l’enfant joue surtout pour lui-même, pour le plaisir de produire des sons et de les entendre. L’emploi comme jouet correspond ainsi à l’utilisation principale des sifflets en terre cuite de la collection du MuCEM, d’après la majorité des collecteurs qui les présentent comme étant destinés aux enfants.
La fonction ludique est largement confirmée par de nombreux textes. En 1431, le poète Konrad von Dankrotzheim (vers 1372, Haguenau (?) – 1444, Haguenau) établit la liste des objets qu’un jeune homme doit acquérir pour sa future épouse. En plus des nombreuses poteries utilitaires, on peut y relever les sifflets pour enfants7.
Un autre texte permet de savoir que ces jouets étaient appréciés dans toutes les couches sociales. Dans le journal de Jean Héroard8 sur l’enfance et la jeunesse de Louis XIII, on relève pour décembre 1606 : « Le 12, mardi, à Fontainebleau. […] Il s’amuse à un chandelier de poterie, dont il fait une fontaine, siffle d’un rossignol de poterie où il fait mettre de l’eau, s’amuse au buffet du Roi, fait du temps du roi François Ier, qui s’ouvroit par un marmouset. »
On peut imaginer que ce rossignol ressemblait aux sifflets 1994.44.413 (ill. 4) ou 1981.31.9 (ill. 5) du MuCEM.
Pour les époques plus récentes, on ne peut ici citer tous les ouvrages qui présentent ces sifflets comme jouets d’enfants. Nous citerons juste le texte de M. Ris-Paquot qui fut le premier à étudier les sifflets en terre cuite dans son ouvrage La Céramique musicale et instrumentale (1889)9. Il y rapporte les propos de son ami G. Gouellain : « Ce petit instrument de la céramique musicale, nous dit-il, ne sert pas seulement à poursuivre de ses notes stridentes les virtuoses de troisième ordre pris en flagrant délit de rupture de portées ; il se prête à un usage qui ne date pas d’hier et qui est beaucoup plus mélodieux : il sert de jouet aux enfants. »
Et d’ajouter : « Qui de nous ne se rappelle avoir vu, ou possédé dans son enfance, acheté dans les foires ou sur les marchés, ces sifflets hydrauliques en terre, mouchetés de vernis plombique vert, représentant des oiseaux dont on tire les chants les plus harmonieux en soufflant à… l’endroit d’où précisément ne s’exhale point leur doux roucoulement d’amour ? »
Cela dit, comme l’écrit A. Schaeffner, « le hochet que manie le petit enfant, la clochette qu’on suspend à son poignet ou à son cou, la sonnaille qu’on noue à sa cheville » ou encore « les sifflets, flûtes ou mirlitons éoliens [qui] sont fixés au dos des cerfs-volants, écrit-il plus bas, le protègent des influences funestes auxquelles son âge le rend plus particulièrement perméable10. Mais là comme ailleurs, le motif magique s’est effacé, faisant place à des raisons sommairement pratiques ou même gratuites : dans le cas du hochet, pur ravissement de l’oreille ou satisfaction donnée au besoin de sucer, à celui de frotter les gencives. Jouets et jeux peuvent être considérés tour à tour, ainsi que le remarque M. Marcel Mauss, comme des survivances abâtardies du matériel rituel (rhombes, diables) ou comme des témoignages de ce que la religion, à ses origines, a pu entremêler de jeu à ses rites11. »
Fonction rituelle
Ainsi la transition est-elle faite vers la dernière fonction que nous voulons évoquer, qui elle-même nous conduira à évoquer la dimension symbolique du sifflet.
Le sifflet a été utilisé, par exemple, dans ce que les ethnologues appellent le vacarme rituel, ce moment de désordre sonore où le bruit est l’expression volontaire d’un malaise et d’une perturbation ou quand il devient le porte-parole d’un contre-pouvoir. Le bruit comme manifestation collective, véritable « contre-musique12 », se fait alors la voix du corps social à un moment où l’équilibre communautaire est perturbé, voire menacé. Nous évoquions au début de l’article le sifflet utilisé dans le cas du carnaval...
Le charivari était pratiqué par exemple lors du remariage d’un veuf avec une jeune femme qui n’appartenait pas à sa classe d’âge, pour désapprouver une union qui allait contre l’ordre établi. Le texte de Ris-Paquot vu plus haut évoquait, quant à lui – c’est intéressant –, l’utilisation du sifflet en cas d’adultère ; on peut rapprocher cet usage de celui que nous venons de voir13. Précisons que le sifflet n’est pas le seul instrument utilisé pour le charivari. Il y est associé aux crécelles (ill. 6), marmites, cymbales et tout autre instrument ou objet domestique (casseroles, par exemple) produisant un son discordant et bruyant.
Dans Les Triomphes de l’abbaye des conards, publié à Rouen en 1587 et qui reprend un texte de 1541, on peut lire : « Les chevaucheurs du train du sieur abbé portoyent pendu au bonnet, chacun un petit bedon touchant à l’aureille. Avoyent aussi force sifflets de terre et bois, dont ils faisoyent une mélodie diableuse, et vrayement les sieurs abbés et cardinaux en estoyent fort regaudis. »
On peut y associer les chahuts des fêtes des fous ou les offices des ténèbres des jeudis saints. C’est dans ce contexte, celui du jeudi saint, que nous avons trouvé mention de l’utilisation de sifflets.
Arnold van Gennep nous la rapporte : « Dans l’Aube, à Bize (canton de Ginestas), quand le prêtre avait frappé les trois coups sur son missel, hommes et femmes placés à la tribune ou sous le porche faisaient un vacarme assourdissant avec des sifflets, des cornets en terre cuite, des conques marines dites cagaraus de mar, des cloches d’égo (jument), des crécelles dites tarabastélos et des claquettes, les unes étant de simples castagnettes faites de tessons d’assiettes plates, les autres appartenant au type VII de la matraca14. La coutume disparut vers 1900. Les offices étaient annoncés par les enfants de chœur munis de trois sortes de sifflets : le sifflet métallique acheté au ferblantier formé d’un disque replié et percé de part en part de plusieurs trous qu’on se mettait dans la bouche jusqu’aux dents ; le sifflet de terre cuite en forme de cruchon qu’on remplissait d’eau et nommé rossignol du jeudi saint ; enfin le sifflet ordinaire de saule ou de frêne, obtenu en frappant la tige sur le genou, nommé toutouït ; chaque enfant de chœur en avait cinq ou six15. »
Ajoutons que la multitude des formes qu’on peut donner au sifflet en terre cuite permet à ce dernier d’être particulièrement adapté aux usages transgressifs, qui se situent à l’opposé des musiques policées, musiques officielles et autres musiques de pouvoir que sont les musiques de carnaval, de remariages, charivaris et parodies de manifestations, etc. Le fait de souffler dans l’arrière de la figurine, relevé par Ris-Paquot et confirmé par plusieurs dénominations vernaculaires telles que les piv-i-rov (littéralement : « souffle au cul ») danois, les sublencul beaucerons, par exemple, renforce ce caractère.
En Italie comme en Espagne, de nombreux sifflets en forme de cavalier où le militaire est un soldat napoléonien ont un même but ironique. La tradition veut que la retraite de ces soldats se fût accompagnée du son de ces sifflets. Cavaliers en Espagne, soldats napoléoniens et mamelouks montés sur un coq en Vénétie, le caractère moqueur de ces sifflets en a assuré le succès. Dans le même esprit, au xixe siècle, lors des charivaris de fin d’année à Lisbonne ou à Rome, les sifflets vendus représentaient des caricatures d’hommes politiques ou des têtes grotesques.
Ill. 7 : Sifflet-statuette maya rapporté par Alphonse Pinard au Musée d'Ethnographie du Trocadéro en 1878.
Péninsule du Yucatan, Mexique.
Paris, musée du quai Branly (71.1878.1.120 Am). © Musée du quai Branly / Hughes Dubois
Pour en revenir à la forme du sifflet en terre cuite, qui se façonne à souhait dans l’argile avant cuisson, il faut encore une fois citer A. Schaeffner, dont le livre Origine des instruments de musique, paru en 1936 et plusieurs fois réédité, s’appuie sur l’examen des collections, en plus des nombreuses lectures de récits ethnographiques qui lui ont permis de nourrir sa pensée, toujours très actuelle. Il évoque un sifflet-statuette provenant du Yucatan, qu’il compare aux sifflets des Baléares présents dans ce catalogue : « Nous rappellerons enfin l’aspect zoomorphe ou anthropomorphe de beaucoup d’instruments. Avec la figurine-sifflet du Yucatan […] (ill. 7) l’instrument se trouve littéralement dérobé par l’objet d’art : dans ce cas extrême ne s’agirait-il pas proprement de deux objets distincts, quoique l’un enferme l’autre – presque deux objets étrangers –, ainsi que cela se présente avec telles statuettes-sifflets des Baléares où le sifflet apparaît surajouté [...] ? [...] Statue et instrument naissent de la même imagination mythique16. »
Et de suggérer le « culte rendu à l’esprit » qui pourrait bien se manifester, esprit ou ancêtre protecteur que l’instrument en terre cuite permet de figurer mieux que tout autre, puis peu à peu d’évoquer avant de prendre toute autre forme quand l’objet a perdu sa fonction rituelle.
Par cette dernière fonction primordiale, puisqu’elle relève du rituel, qui nous paraît aussi correspondre à un des usages les plus anciens du sifflet en terre cuite, nous touchons pleinement au symbolisme de l’instrument que nous allons voir à présent.
Dimension symbolique
« Gestes et paroles s’appuient le plus souvent sur des objets matériels qui sont porteurs d’un langage symbolique que toute la communauté comprend intuitivement. […] Chaque référence matérielle a un sens […] très précis », écrit Martine Segalen17.
Marius Schneider, quant à lui, se basant sur de nombreuses données ethnographiques, explique que : « Toutes les fois que la genèse du monde est décrite avec la précision désirée, un élément acoustique intervient au moment décisif de l’action. À l’instant même où un dieu manifeste la volonté de donner naissance à lui-même ou à un autre dieu, de faire apparaître le ciel et la terre ou l’homme, il émet un son. Il expire, soupire, parle, chante, crie, hurle, tousse, expectore, hoquette, vomit, tonne ou joue d’un instrument de musique. Dans d’autres cas, il se sert d’un objet matériel qui symbolise la voix créatrice. La source dont émane le monde est toujours une source acoustique18. »
Tout comme la flûte, à la famille de laquelle nous avons vu qu’il appartenait organologiquement et acoustiquement, le sifflet entre dans le champ symbolique du son et du souffle, deux éléments fondamentaux liés au principe vital et à ses corollaires, la fécondité et la régénérescence. Il sert en effet dans des contextes tout à fait explicites de ce point de vue.
Dialogue amoureux
Ainsi, en Europe occidentale, les témoignages sont-ils fréquents quant à l’utilisation du sifflet dans le cadre de ce que nous appelons le « dialogue amoureux » comme prémisses du mariage.
Les deux sifflets collectés en 1936 par M. Linkenfeld (1960.46.1 et 1960.46.2) sont représentatifs du pèlerinage de Saint-Gangolf qui se tenait les 13 mai près de Schweighouse-Thann (Haut-Rhin) à la fontaine de Gangolfsbrunnen (ill. 8). Ce pèlerinage a fait l’objet de nombreuses citations dont les sources ne sont pas toujours vérifiées. Aussi nous reproduisons ici les notes de M. Linckenfeld accompagnant son don, et prises lors de sa visite en ce lieu en 1936. Cette coutume était alors sur le point de disparaître, écrit-il.
« Les garçons imitent le chant du coucou sur cet instrument rond qu’on appelle “coucou”. Les filles répondent par le chant d’un oiseau qu’elles modulent à l’aide de la céramique en forme d’oiseau : cet oiseau seul est rempli à la Fontaine. Les garçons offrent, chacun à son élue, une tirelire en terre cuite représentant une mère tenant un enfant, dans une niche (la ressemblance de cette représentation avec les terres cuites gallo-romaines figurant les Matres est indéniable). Les filles, à leur tour, offrent aux garçons une tirelire en terre cuite en forme de sein. »
On peut constater la fragilité de ce que l’on sait de ces traditions quand il écrit : « En 1936, le Musée alsacien n’avait pas même connaissance de ce rite », et imaginer combien de ces traditions sont ainsi restées ignorées. Il n’est pas besoin d’aller plus loin pour voir à quel point la symbolique des sifflets en terre cuite est forte dans ces multiples traditions.
Dans de nombreuses localités d’Italie, par exemple, les jeunes gens offrent un sifflet à leur promise. Pour la Saint-Marc (25 avril) dans la région d’Asiago en Vénétie, les garçons donnaient un sifflet en forme de poule à l’élue en guise de demande en mariage, promesse s’il en est de la formation d’un futur couple et d’une future famille. La jeune fille, en cas de consentement, offrait en retour un œuf peint au moment des rogations (les trois jours précédant l’Ascension). Que dire du symbole de l’œuf, et plus haut, du sein ?... À Rutigliano dans les Pouilles, le sifflet offert à la fiancée était en forme de coq et placé dans un panier de fruits secs. Ces échanges de sifflets entre amoureux se retrouvent aussi en Belgique, à Louvain notamment lors de la fête de sainte Appoline, et au Luxembourg pour le lundi de Pâques, et sans doute dans bien d’autres pays même s’ils n’ont laissé que peu de traces dans la littérature.
Citons aussi la production au xvie siècle de sifflets à Nibelle dans le Loiret qui se compose de poules et coqs, mais aussi de cavaliers et de jeunes femmes montant en amazone. Nous connaissons aussi des sifflets provenant de Sémézies (Gers), du début du xixe siècle, qui représentent un couple de paysans à cheval.
À Nibelle toujours, nous avons trouvé ce témoignage recueilli auprès de la famille du dernier potier du village qui fabriquait des sifflets. Il rapporte que le cortège des noces se rendait après le repas de midi à l’atelier du potier pour acheter la vaisselle du nouveau ménage et revenait au village dans le joyeux tintamarre des sublets, nom local des sifflets.
Les ethnologues le savent, dans la société traditionnelle « les mariages silencieux, muets, sont entachés de soupçons ; les parents des époux sont-ils en conflit ? La mariée a-t-elle eu une conduite inconvenante ? Ce sont les deux principales raisons pour qu’une noce soit célébrée sans coup de fusil, sans chant, sans bruit [qui ont] bien évidement pour rôle de faire connaître à tous [...] le bon accomplissement du rituel19. »
En témoigne cette aquarelle (ill. 9) d’un chroniqueur du xixe siècle en voyage dans les Balkans où, à la musique de cornemuse qui va conduire le cortège nuptial, s’associent coups de fusils et cris de joie (cf. l’homme à gauche qui lance son chapeau).
Dans ce contexte, le son doit avant tout être considéré dans sa fonction apotropaïque, c’est-à-dire comme une barrière sonore protectrice, telle que vue plus haut avec André Schaeffner. Car ces vacarmes ne sont pas seulement une explosion de joie (et leur absence, une désapprobation), ils sont surtout, étant constitués de sons hors norme et de nature effrayante, destinés à repousser le mauvais sort. Pour en revenir à la liesse festive, cela ne contredit pas le caractère joyeux de cette petite figurine colorée qu’est si souvent le sifflet en terre cuite, et qui peut également être pris en considération, même si, bien sûr, en représentant les poules et coqs de la basse-cour, ces sifflets évoquent principalement l’unité domestique dont on souhaite la prospérité une fois le mariage conclu. Le chien, souvent figuré lui aussi, peut dès lors être vu comme l’animal de la maison qui exprime la fidélité. Le sifflet DMH1940.29.47 provenant de Nibelle, justement, est-il le souvenir d’une de ces noces ?
Fêtes religieuses et pèlerinages
On notera que ces usages de caractère prénuptial ou nuptial du sifflet sont liés aux fêtes religieuses. Ainsi dans Légendes du Florival ou la Mythologie allemande dans une vallée d’Alsace (1866), l’abbé C. Braun écrit sur la coutume de Saint-Gangolf : « Le jour du pèlerinage il se tient à Saint-Gangolf une sorte de petite foire derrière la chapelle, et à côté des objets de piété et autres que l’on y voit étalés, on remarque surtout une quantité incroyable de coucous et de chouettes, espèces de sifflets en terre cuite qu’on amène par charretées. Vous en voyez entassés là des monceaux ; mais bientôt coucous et chouettes, tout aura disparu, comme s’ils s’étaient envolés. Ils vont faire la joie, pendant quelques jours du moins, de tous les enfants de la contrée ; car quiconque revient de la fête de Saint-Gangolf, doit, en bon pèlerin, rapporter au moins un coucou et une chouette. Après cela, tant pis pour lui s’il n’est pas amateur de musique de chambre ! »
La vente de sifflets lors des fêtes religieuses et des pèlerinages et foires qu’elles occasionnent se retrouve dans toute l’Europe. Certains de ces événements sont même désignées en fonction de cette spécificité. C’est le cas de la procession d’els xiulitets (« les sifflets », en catalan) à Alcoy en Espagne et de bien d’autres fêtes comme la heyro dous chioulets (« foire des sifflets »), jour de pèlerinage de saint Cérats à Simorre (Gers), dont on reparlera plus bas.
Rites printaniers
Arnold van Gennep indique : « Parmi les animaux en poterie, il existe une série curieuse, celle des oiseaux-sifflets ; j’en ai réuni une assez bonne collection et je crois pouvoir affirmer que ces oiseaux-sifflets étaient primitivement des objets employés au cours de certaines cérémonies agraires. Quelques-uns sont creux ; en y mettant de l’eau, on imite à volonté le chant du rossignol, dont le caractère sacré est très ancien ; il s’est conservé dans maintes chansons populaires, dont l’écho affaibli se retrouve dans Roméo et Juliette.20 »
Son intérêt pour ces objets était vif puisqu’en 1927 la rédaction de la revue Le Folklore brabançon (n° 39) écrit en note d’un article d’Émile Closson sur les sifflets en forme d’oiseau : « Depuis que cet article a été écrit, M. Arnold van Gennep que nous avons rencontré à Paris nous dit avoir réuni depuis de nombreuses années des séries de ces sifflets et qu’il avait depuis longtemps l’intention de leur consacrer une étude. Comme des sifflets de ce genre ont été fabriqués en Brabant, à Louvain jusqu’au moment de la guerre, nous publierions volontiers l’étude que M. van Gennep voudrait également leur consacrer. » Malheureusement, cette étude ne verra pas le jour et cette collection a disparu.
La fête du roitelet nous permet d’évoquer l’utilisation du sifflet dans ce contexte religieux, ce qui nous conduira à traiter de la symbolique du sifflet liée à la vitalité et la fécondité de la terre et de la nature.
On peut se demander si ces sifflets, vendus ou utilisés pendant les fêtes religieuses, ne trouvent pas leur origine dans des rites plus anciens.
En première approche, vendre des jouets à l’occasion de ces fêtes qui ponctuaient la vie quotidienne et étaient les principaux lieux de rassemblement semble une démarche « commerciale » normale, à laquelle il ne faudrait pas donner un sens rituel. De nombreux textes parlent en effet des sifflets en indiquant qu’on les achetait lors des fêtes et pèlerinages, mais sans autre précision.
Une étude plus approfondie, lorsqu’elle est possible, permet de nuancer ces propos. Si les sifflets sont bien vendus à ces occasions, il est généralement relevé qu’ils étaient produits pour une fête bien particulière. La production de sifflets pour une fête spécifique, et non pas pour un cadre festif général, se rencontre dans toute l’Europe. L’étude de la collection des sifflets du MuCEM a permis d’en relever de nombreux exemples. Ainsi, Mme de Fontanès, qui fut responsable du département Europe du MH, indique, concernant les sifflets destinés aux enfants qu’elle rapporte de Cracovie en Pologne en 1961, qu’ils étaient vendus sur les petits inventaires à la sortie des églises à l’occasion du mardi de Pâques (fête d’Emmaüs) ou du troisième jour après Pâques (rekawka).
Le sifflet en terre cuite est parfois directement utilisé pendant les offices religieux. Nous en avons des témoignages pour l’Espagne, la Provence ou encore la Slovaquie.
En Provence, d’après A. van Gennep21, « à Lagnes, au Pastrage, des petits oiseaux s’échappaient du chariot de l’agneau pendant la messe de minuit. Les enfants soufflaient dans le rossignol, petit sifflet à eau en forme d’oiseau, pour évoquer la vieille fête du Roitelet. »
Concernant cette dernière, Louis Baudoin, dans son Histoire de La Seyne-sur-Mernous (1965), rapporte ces propos qui montrent l’utilisation d’un oiseau, en effet, dont le sifflet se serait ensuite très probablement fait le substitut : « L’une des fêtes les plus anciennes dans le terroir […] fut celle dite “du Roitelet” […] célébrée dans notre localité comme à Six-Fours ; il en était de même dans certaines autres bourgades de la basse Provence et du comtat Venaissin. À La Seyne, la veille de la Noël, des habitants se réunissaient et se rendaient, de grand matin, dans les champs et s’emparaient, vivant, d’un petit oiseau qu’on appelait “la Pétouso” (la Peureuse). […] On attachait ce pauvre oiseau au bout d’une hampe et on le portait, le soir du 24 décembre, à la messe de minuit. Au cours de l’office, il était offert solennellement au prêtre officiant qui ne manquait pas de lui rendre sa liberté en déposant une aumône en signe de reconnaissance. Ainsi libérée, l’heureuse Pétouso volait librement sous les hautes voûtes de notre église paroissiale. »
Dans le même ordre d’idée, citons Mgr Chabot qui décrit une messe de Noël à Madrid dans son ouvrage Noël dans les pays étrangers (1906). Il mentionne Étienne Roze qui se rendit le jour de Noël à la grand-messe de l’hôpital général. C’était là, lui avait-on dit, le refuge des vieilles traditions. « Il y avait deux zambombas, deux tambours de basque, des castagnettes, des trompettes, deux sifflets de tons différents, un coucou, un coq, un rossignol et deux de ces petits pots en terre qu’on remplit à demi et dans lesquels on souffle pour imiter un gazouillis d’oiseaux. Tout cela partait, s’arrêtait, reprenait dans une mesure excellente. Seuls, les gazouillis étaient quelquefois en retard et gazouillaient de temps à autre au milieu d’un silence ou quand ce n’était plus leur tour. Mais ils gazouillaient si bien, avec tant de gentillesse, qu’il était impossible de leur en vouloir. »
En Tchécoslovaquie, à la messe de minuit, quand le prêtre annonçait : « Il est né le Christ Seigneur », l’église résonnait du chant joyeux des oiseaux, slavíček (« rossignol ») au fin sifflet, zezulka plus grands, au sifflet profond22.
Le réveil du coucou
L’usage des sifflets se retrouve dans beaucoup d’autres rites religieux, bien que restant en marge de la fête.
Ainsi, au Luxembourg, en Pologne ou en Suède, la vente des sifflets n’a pas lieu le jour de Pâques, fête principale, mais le lendemain pour Emmaüs. On peut en France citer la fête dal coucut (« du coucou ») à Saint-Lieux-Lafenasse dans le Tarn, qui se tenait également le lendemain de Pâques23. De même, à Alcoy en Catalogne espagnole, la procession des xiulitets (« sifflets ») se déroule tôt le matin à côté des principales processions de la semaine sainte.
Beaucoup de ces pèlerinages associés aux sifflets sont considérés parmi les plus anciens de leur pays : la Romería de la Virgen de la Cabeza à Andújar en Andalousie, le pèlerinage marial de l’abbaye de Máriagyűdi en Hongrie, etc. L’ancienneté de l’utilisation des sifflets dans ces fêtes laisse supposer des racines très profondes. Nul ne conteste qu’un grand nombre de pèlerinages et autres fêtes chrétiennes se sont superposés à des rites païens antérieurs. C’est sans doute le cas pour ces fêtes et foires où se vendaient des sifflets. Leur présence dans toute l’Europe sans explication religieuse spécifique confirme ces origines préchrétiennes.
Leur signification originelle est sans doute complexe mais assurément associée à des rites agraires selon le schéma : oiseau/printemps/renouveau de la nature. L’ethnologue Colette Méchin24 nous le confirme en étudiant la symbolique du coucou. Si elle traite là de l’oiseau, le parallèle avec le sifflet est on ne peut plus clair.
D’après de nombreuses croyances dont elle a pu avoir connaissance à travers ses lectures, les différentes sociétés ont utilisé le coucou (l’oiseau) pour solenniser le printemps. L’oiseau, qui disparaît l’hiver, n’est pas vu comme un migrateur. On croit qu’il se cache dans un tronc d’arbre pendant cette période. Il n’est donc pas fait allusion à son retour au printemps, à l’instar de l’hirondelle. On parle bien de son réveil, autrement dit, d’une résurrection. « Le printemps va alors être l’occasion remarquable d’un passage du bois mort, celui de l’arbre creux, à la vitalité des jeunes branches. Or en cette période, les jeunes garçons traditionnellement confectionnent des sifflets25 ». S’ils sont en écorce, le parallèle avec les sifflets en terre cuite semble indéniable, dans la mesure où l’on peut donner la forme de l’oiseau à l’objet (ill. 10) et sachant aussi que ces sifflets ou d’autres appelés coucous, comportent généralement un trou de jeu qui permet de reproduire le chant de l’oiseau de manière très réaliste (ill. 11).
Cette étude n’est pas terminée et il reste de nombreuses fêtes à découvrir pour dessiner un panorama cohérent de ces traditions en Europe. On présentera ici seulement deux de ces fêtes pour appuyer nos propos : la fête Svistoplyaska dans la ville de Viatka en Russie, et la heyro dous chioulets (« foire aux sifflets ») qui se tenait à Simorre dans le Gers.
Le culte des morts
Viatka, aujourd’hui Kirov en Russie, se trouve au cœur de l’ancien territoire votiak et tchérémisse. Quand le baron de Baÿe visite cette région à la fin du xixe siècle, il y relève qu’y vivent encore des populations rebelles à toutes les tentatives de conversion russe et fidèles à leurs vieux usages. Il note même que les Votiaks païens y pratiquent encore des sacrifices.
Les origines païennes de la Svistoplyaska (litt. « sifflet-danse », ou en français : « fête des sifflets ») sont perceptibles dans les anciennes descriptions de cette fête qui se tenait chaque année le quatrième samedi après Pâques, même si des interprétations plus conformes à une idéologie officielle rejetant le paganisme ont été très tôt avancées.
Le premier témoignage que nous en avons date de 1811 et a été donné par le major général Nikolaï Zakharovitch Khitrovo, alors exilé politique dans cette ville. Il la décrit ainsi : « Après un service religieux en mémoire des morts innocents de la bataille de Kirov qui se serait tenue vers 1400, se déroule la fête qui comporte le lancer de boules d’argile, des combats, des chants et des danses. Les stands en place y vendent bonbons, poupées d’argile peintes de plusieurs couleurs et dorées et sifflets. »
La bataille de Kirov qui serait à l’origine de cette célébration est contestée par beaucoup d’historiens. La légende veut que la ville ait été assiégée et que les renforts étant arrivés de nuit par un côté où on ne les attendait pas, les habitants de Kirov les ont combattus, et ce n’est que le matin suivant qu’ils ont découvert leur erreur. En mémoire de ces victimes ont été élevées une chapelle et une croix, où se tient depuis un service annuel.
Il est plus probable que la Svistoplyaska soit d’origine païenne tout comme Semikov, l’ancienne fête nationale marquant l’arrivée de l’été et dédiée au culte de la végétation. A l’occasion du retour des beaux jours, la tradition voulait que l’on fasse rouler des boules d’argile sur une pente jusqu’aux fossés. Cela est à rapprocher du « roulé d’œufs » depuis une colline, une pratique courante dans toute l’Europe26 : le contact de ces derniers permettait, selon la croyance, de réveiller la terre de son sommeil hivernal et de la féconder.
Dès le milieu du xixe siècle, cette fête devient une fête pour enfants. La tradition de « roulé » de boules d’argile disparaît et les batailles entre adultes également. Vers 1920, la fête tombe en désuétude et seuls subsistent les stands de jouets pour enfants. On peut voir ici comment en peu de temps une fête païenne se transforme en fête pour les enfants avant de devenir une simple foire. Il est fort probable que les sifflets anciens vendus à cette occasion, béliers, boucs ou chevaux à plusieurs têtes, renvoient aux anciennes divinités tout comme les figurines de femmes portant un enfant, souvenirs d’anciens cultes de la fertilité. Les sifflets en forme de canard, oiseau aquatique, rappellent peut-être la migration des âmes, car ces oiseaux aquatiques avaient souvent un caractère psychopompe – d’accompagnement des âmes des morts – dans les anciens rituels. Le réveil de la nature fêté à Viatka est en effet associé au culte des morts et, lors de cette journée, les habitants allaient également prendre leurs repas rituels sur les tombes de leurs ancêtres.
Ce n’est donc pas par hasard si en Allemagne, le pèlerinage de saint Bruno à Querfurt, où se vendaient les sifflets, se tenait le jeudi après Pâques. En Espagne, la Romería de la Virgen de la Cabeza d’Andújar, qui remonte au moins au xiiie siècle, se déroule le dernier dimanche d’avril. En Pologne, au Luxembourg ou en Suède, ce rituel se tient le lundi de Pâques, doublant la fête religieuse de la Résurrection par une fête païenne de renaissance de la terre. On pourrait ainsi multiplier ces exemples car la zone de diffusion de ces fêtes couvre presque toute l’Europe.
Foires aux sifflets
On notera que le sifflet est parfois si marquant pour ces fêtes qu’il en vient à leur donner leur nom. Ainsi le sifflet 1938.36.1 de la collection du MuCEM a été acheté lors de la heyro dous chioulets (« foire aux sifflets ») qui se tenait à Simorre dans le Gers. Le donateur M. Dastarac a accompagné son don d’une publication sur cette fête : Saint-Cérats : sa vie, son culte depuis le ve siècle jusqu’à nos jours27.
En voici quelques extraits : « Nous avons dit qu’après la Révolution des foules nombreuses revinrent en pèlerinage au tombeau28 du saint évêque ; on vit des gens descendre de la haute vallée de la Gimone et même de Saint-Bertrand-de-Comminges. Mais ce fut surtout la population limitrophe qui aura à cœur le culte de saint Cérats (ill. 12). Le lundi de Pâques, les paroisses de Tournon, Villefranche, Betcave-Aguin venaient rejoindre la procession de Simorre et formaient sur la route un cortège interminable [suivent les détails de la manifestation religieuse] ».
« Mais en attendant l’heure des vêpres les gens se promènent et causent d’affaires : sous les ormeaux qui bordent l’allée sont installés les marchands de sifflets, joujoux d’argile fabriqués par les potiers de Sémézies-Cachan29 ou de Simorre. Vers deux heures la foule se presse sur la route ; bientôt on ne s’entend plus ; les cris stridents des chioulets (sifflets) se mêlent aux notes graves des coucuts (coucous) et aux modulations si attrayantes de la dournetto (cruche miniature). Les enfants s’en donnent à cœur joie ; on siffle, siffle partout. Cependant, il faut passer aux choses sérieuses ; sur la route les jeunes gens, un épi de seigle au béret et les jeunes filles, une branche verte à la main, offrent leurs services comme domestiques aux propriétaires des environs. On s’aborde ; les prix se débattent, finalement un voisin arrive et l’on tombe d’accord par son intermédiaire. Les affaires terminées, des groupes se forment pour s’offrir le tourtet (gâteau de roi). L’ancien presbytère se transforme en cabaret pour la circonstance et quelque industriel de Simorre y offre à des prix très modérés les meilleurs vins de sa cave. Mais à l’heure actuelle, il n’en est plus ainsi ; depuis plus d’un quart de siècle tout a bien changé. Cette fête religieuse et profane à la fois a perdu tout son charme d’antan. Les vieux potiers sont morts et n’ont pas été remplacés pour la confection des joujoux en terre cuite. On n’entend plus les sifflets, on ne voit plus les jeunes gens ni les jeunes filles arborant l’épi de seigle ou la branche verte. Tous ces anciens usages sont tombés. Hélas. »
Le donateur ajoute en nota bene : « Les usages décrits ci-dessus semblent remonter à une date très ancienne. Leur pratique est signalée dès le xvie siècle. Les documents qui les relatent sont en ce moment entre les mains de M. Henri Clouzot. Je dois ajouter que depuis quelques années une tentative de reprise semble en bonne voie. Et c’est ainsi que, à défaut d’artisans locaux, les menus objets de poterie sont recherchés dans un atelier de la Haute-Garonne (Cox. Canton de Cadours)30. »
Ces croyances et les pratiques qu’elles engendrent confirment l’hypothèse de van Gennep sur les origines de ces « jours des sifflets » dans les cérémonies agraires.
Vers un déclin des usages
La tradition de Simorre est déjà en régression au début du xxe siècle. On note que les ateliers de potiers qui produisaient ces sifflets ont fermé. Ce déclin dès le xixe siècle de la production de sifflets explique en partie pourquoi autant de centres de production français sont si mal connus. De rares sifflets ont été conservés de Sémésies-Cachan, mais, sans ce texte, qui pourrait deviner qu’à Simorre on produisait des sifflets ? Beaucoup de fêtes locales où ils se vendaient restent à découvrir.
Dans l’état actuel de cette recherche, on peut néanmoins constater que la fabrication ancienne et traditionnelle de sifflets dans un centre potier doit conduire à chercher dans les environs une fête religieuse associée à ces objets. Leur découverte relève bien souvent de la chance, les derniers témoins étant aujourd’hui décédés. Il faut alors espérer qu’ils aient transmis leurs souvenirs à leurs enfants.
C’est par exemple le cas d’un tapuscrit de 1975 qu’il nous a été permis de consulter chez un collectionneur privé. Un habitant de Saint-Jean-de-Fos âgé de quatre-vingt-neuf ans y relate son enfance. Fils et petit-fils de potiers, il décrit les bibelots de terre cuite fabriqués dans l’atelier familial :
« La fabrication de certains objets étaient pour le potier une sorte de passe-temps agréable, plutôt qu’un travail rémunérateur. Ils occupaient dans le four les vides ou interstices entre les grandes pièces. Leur prix de revient rendait leur vente facile, malgré l’époque où un sou était une valeur monétaire appréciée. Leur vente avait lieu lors des circonstances exceptionnelles, le jeudi saint et le 15 août. Le jeudi saint, les troupettas [correspond à deux modèles de cornets, un droit et un enroulé]. Le 15 août, se vendaient à Gignac, aux fêtes de Notre-Dame-de-Grâce, où plusieurs années, j’ai accompagné mon père. Les pièces préférées étaient : l’ourchalet – la petite cruche –, lou roussignol [le modèle dessiné par l’auteur est en forme d’oiseau], l’assietteta – la petite assiette –, la cafetieida – la petite cafetière [suivent d’autres vaisselles miniatures qui se vendaient moins bien en modèle jouet]. »
Comme à la foire de la Saint-Jean de Marseille (21 juin), on retrouve ici associée la vente des « tarraïettes » et des rossignols. Aujourd’hui, le caractère rituel, liturgique ou transgressif du sifflet en terre cuite a presque disparu.
Seul un voyage au Luxembourg le lundi de Pâques, ou encore à Andújar en Andalousie, permet de retrouver les paysages sonores joyeux des fêtes anciennes où résonnaient coucous et rossignols.
Usages contemporains ou en guise de conclusion...
Après avoir évoqué les multiples fonctions du sifflet, et notamment du sifflet en terre cuite, il convient de prendre en compte le fait que ces objets pouvaient trouver une utilité différente selon les contextes et que le même objet pouvait changer d’usage. Si notre société moderne décline à l’infini la spécialisation de ses artefacts, les objets des sociétés rurales traditionnelles connaissaient souvent plusieurs vies. Ainsi, le sifflet acheté pendant un pèlerinage pouvait être offert ensuite aux enfants comme jouet. Une fois cassé, le sifflet tubulaire du sifflet à eau pouvait servir comme instrument d’appel à la chasse par exemple.
Aujourd’hui, les sifflets destinés aux enfants sont rapportés de voyage comme souvenirs. Définir la fonction d’un objet présent dans la vitrine d’un musée sans connaître le contexte d’utilisation lors de son acquisition (cas le plus fréquent) est ainsi un exercice délicat. L’utilisation des sifflets de terre cuite est un des domaines les plus passionnants de leur étude. On est frappé par la multitude et la richesse des traditions qui les concernent.
On constate actuellement dans de nombreux pays en Europe une renaissance de la fabrication de ces objets, mais, la plupart du temps, ils ne sont plus destinés aux enfants. Autrefois fabriqués en série, ce sont maintenant des sifflets d’artiste conçus comme pièces uniques et destinés aux vitrines des collectionneurs ou des touristes. Heureusement, sur les marchés de Provence, plusieurs potiers continuent à vendre les petites cruches à sifflets ou les oiseaux.
Pierre Catanès et Marie-Barbara Le Gonidec
1 André Schaeffner, Origine des instruments de musique, Paris, Payot, 1936, rééd. Paris, Mouton, 1968, p. 232-233.
2 Ma Soledad Asensio Cañadas et Inmaculada Morales Jiménez, « Instrumentos musicales de barro en Andalucía (I). Aerófonos », Musicá oral del Sur, no 2, Consejeria de Cultura. Junta de Andalucia, 1996, p. 120-125.
3 Cité par André Schaeffner, op. cit., note 4, p. 24.
4 Renée Louise Doize, « Sifflets ardennais en pierre », Bulletin de la Société royale belge d’anthropologie et de préhistoire, t. LIII, 1938.
5 Sifflets de bois, d’argent, de verre, etc. Dictionnaire de l’Académie française, 5e éd., 1798.
6 André Schaeffner, op. cit., p. 100.
7 Georges Klein, Poteries populaires d’Alsace, Strasbourg, Éd. du Bastberg 1989, p. 63.
8 Jean Héroard (auteur), Eudore Soulié et Édouard de Barthélemy (éditeurs scientifiques), Journal de Jean Héroard sur l’enfance et la jeunesse de Louis XIII (1601-1628) : extrait des manuscrits originaux, t. I : 1601-1610, Paris, Firmin Didot, 1868.
9 Oscar-Edmond Ris-Paquot, La Céramique musicale et instrumentale, A. Lévy, 1889, p. 182.
10 Ajoutons cette référence qui confirme le caractère « universel » de cette croyance, référence que Schaeffner ne pouvait pas citer car elle est publiée en 1963. Misako Shishido dans son ouvrage The Folk Toys of Japan, Rutland (Vermont USA), Japan Publications Trading Company, 1963, p. 71 parle du hato-bue, ce sifflet en terre cuite en forme de pigeon : « In the olden days, mothers in the district made their infants play with clay whistles, in the belief that the whistles prevented children’s hysteria. »
11 André Schaeffner, op. cit., p. 107-108.
12 À ce sujet, voir Claudie Marcel-Dubois, « Fêtes villageoises et vacarmes cérémoniels ou une musique et son contraire », Les Fêtes de la Renaissance, t. III, études réunies et présentées par Jean Jacquot et Elie Konigson, Paris, Éd. du CNRS, 1972, p. 605-615.
13 Et qui risque de « rompre la portée », comme le dit Ris-Paquot, tout comme le remariage qui produit des enfants d’un deuxième lit compliquant le bon ordre en matière d’héritage qu’ils contribuent à disperser.
14 Instrument constitué par de nombreuses plaquettes trouées maintenues par une ficelle, qu’on manœuvre comme un accordéon, signalé par Foujou, mais sans localisation, auquel s’apparente le type. Foujou, in RTP, t. V, 1890, p. 310 (cité en note par Robert Jalby dans Le Folklore du Languedoc, Paris, G.P. Maisonneuve et Larose, 1971, p. 151).
15 Arnold Van Gennep, Manuel de folklore français contemporain. Tome premier III : Cérémonies périodiques cycliques et saisonnières. 1 – Carnaval, Carême, Pâques, Paris, Picard et Cie, 1947, p. 1226-1227, citant les propos de Mlle Gardel, (Fl. Aude, fasc. 12, février 1939, p. 41-42).
16 André Schaeffner, op. cit., p. 130.
17 Martine Segalen, Amours et mariages dans l’ancienne France, Paris, Bibliothèque Berger-Levrault, 1981, p. 22.
18 Marius Schneider, « Le rôle de la musique dans la mythologie et les rites des civilisations non-européennes », Histoire de la musique, t. 1, « Encyclopédie de la Pléiade », Gallimard, Paris, 1960, p. 132.
19 Annie Goffre, Musique : galerie culturelle, MNATP, Paris, Éd. de la Réunion des musées nationaux, 1991, p. 8 (citant F. Zonabend, La Mémoire longue : temps et histoire au village, Paris, PUF, 1980).
20 Cf. chapitre sur « Les jeux et les jouets » d’Arnold Van Gennep, Le Folklore : croyances et coutumes populaires en France, Paris, Stock, 1924.
21 Arnold Van Gennep, Manuel de folklore français contemporain. Tome premier, VIII : Cycle des douze jours : de Noël aux rois, Paris, Picard, 1988, p. 3329.
22 Jan Tykač, « Hrnčíři v České Třebové », Národopisný Věstník Českoslovanský, Revue d’ethnographie Tchécoslovaque, vol. VIII, Prague, 1913, p. 81.
23 Robert Jalby, op. cit., p. 156.
24 Colette Méchin, « Du bon usage du coucou en hiver : sémiotique calendaire de Cuculus canorus L. », Anthropozoologica, no 32, 2000.
25 Ibid., p. 25.
26 Certains folkloristes évoquent en effet le jeu de la Roulée en Europe occidentale.
27 Le donateur retranscrit des extraits de cet ouvrage de Jean Clermont (Auch, Imprimerie centrale, 1926) et notamment le chapitre « Reprise des pèlerinages au xixe siècle », p. 116. Ce texte reproduit presque intégralement la description de la fête de M. Saint-Martin, instituteur à Simorre (cf. Saint-Martin, « Notes sur Simorre. Saint-Cérats », Bulletin de la Société archéologique du Gers, xxiiie année – 2e et 3e trimestres, Auch, Impr. Cocharaux, 1922, p. 227).
28 Note 1 du texte original : « À Saintes ou encore Sèntes, hameau de commune de Simorre Gers à 3,500 km au nord de cette ville sur la route départ de Mauvezin à Boulogne.s.Gesse. »
29 Note 2 du texte original : « Canton de Saramon (Gers). ».
30 Plusieurs points sont intéressants dans ce texte car on retrouve de nombreuses caractéristiques liées à la « renaissance » de la nature : branches vertes des jeunes filles, épis des jeunes gens et, bien sûr, les chants des oiseaux produits par les sifflets d’écorce ou de terre – comme on l’a vu plus haut avec l’exemple du coucou donné par C. Méchin.
© Réunion des musées nationaux – Grand Palais, 2014