Introduction

Du musée d’Ethnographie du Trocadéro au musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée

Créé en 2005 à Paris en place et lieu du musée national des Arts et Traditions populaires (MNATP), le musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MuCEM) hérite les collections de celui-ci auxquelles sont venues s’ajouter la même année celles, européennes, du musée de l’Homme (MH). En ce sens, le MuCEM permet aux collections de tous les pays d’Europe d’être à nouveau réunies après une séparation de soixante-huit ans.

L’histoire des collections européennes du MuCEM, aujourd’hui marseillais, remonte même à plus loin. Elle commence à la fin du xixe siècle avec l’ouverture, à Paris, du musée d’Ethnographie du Trocadéro (MET).

Revenons à cette époque afin de comprendre d’où viennent les sifflets du musée dont ce site constitue le catalogue.

Le musée d’Ethnographie du Trocadéro

Le Palais du Trocadéro, siège du musée d'Ethnographie entre 1878 et 1935. Carte postale, vers 1900. © Coll. Charles Vézinhet

Ill. 1 : Le Palais du Trocadéro, siège du musée d'Ethnographie entre 1878 et 1935. Carte postale, vers 1900. © Coll. Charles Vézinhet

En 1878, l’Exposition universelle se tient à Paris. Le palais du Trocadéro (ill. 1) est construit sur la colline de Chaillot à cette occasion. Un peu plus bas, le palais de l’Industrie, érigé pour celle de 1855, abrite une exposition d’objets ethnographiques. Elle donne à voir les « raretés » de l’ancien cabinet de curiosités royal, dévolu au Muséum d’histoire naturelle, créé en 1793, ainsi que des objets plus récents rapportés au ministère de l’Instruction publique par le biais des missions scientifiques en France ou à l’étranger subventionnées par l’État, et qui s’entassent au ministère.

La collection donnée par la Pologne suite à l'Exposition universelle de 1878. Page du registre de l'inventaire du département Europe du musée de l'Homme. © MNHN

Ill. 2 : La collection donnée par la Pologne suite à l'Exposition universelle de 1878. Page du registre de l'inventaire du département Europe du musée de l'Homme.
© MNHN

Devant le triomphe de l’Exposition universelle et l’intérêt suscité par l’exposition au palais de l’Industrie, encouragé par l’exemple de deux musées scandinaves récemment ouverts1, les pouvoirs publics décident de conserver le palais du Trocadéro qui devait être détruit, afin d’abriter le « Musée ethnographique des missions scientifiques »2, bientôt appelé « musée d’Ethnographie du Trocadéro » (MET). La commission chargée de sa conception est nommée le 19 octobre 1878. Le lendemain, le Journal officiel annonce la donation d’objets appartenant à vingt-sept nations ayant tenu pavillon à Paris3. Les donateurs européens sont la Grèce, la Roumanie, la Pologne, le Portugal, la Finlande et la Norvège. Parmi les objets offerts à la France, s’il y a bien des poteries, comme en témoigne cet extrait de l’inventaire des collections polonaises (ill. 2), il n’y a pas encore de sifflets, pas plus que de jouets, catégorie sous laquelle ils auraient pu apparaître. On compte pourtant des instruments, comme une guitare portugaise ou des flûtes roumaines.

Ernest Théodore Hamy (1842-1908), fondateur du musée d'Ethnographie du Trocadéro. Paris, musée du quai Branly (PP0098827). © Musée du quai Branly

Ill. 3 : Ernest Théodore Hamy (1842-1908), fondateur du musée d'Ethnographie du Trocadéro.
Paris, musée du quai Branly (PP0098827).
© Musée du quai Branly

Si le musée est inauguré en 1880, il faut attendre quatre ans, et la volonté d’Armand Landrin (1844-1912), assistant du directeur, Ernest Théodore Hamy (1842-1908), (ill. 3), avant que n’ouvre la salle d’Europe.

Elle comprend un espace dédié à la France qui occupe une place importante, probablement parce qu’il est plus aisé d’acquérir des objets localement, mais on va voir plus loin que ce n’est pas la seule raison. L’Europe est surtout présente à travers des objets de Grèce, d’Italie, d’Espagne, du Portugal et de Russie.

Pour la France, une grande part est faite à la Bretagne, objet d’un intérêt particulier depuis le début du siècle en raison de son isolement géographique qui aurait, pense-t-on, permis que soient mieux préservées nos anciennes coutumes (ill. 4). Mais là encore, pas un seul sifflet puisque le premier sifflet français sera inventorié en 1885 (1885.3.4), et sans être exposé pour autant. Les premiers sifflets étrangers sont russes. Ils appartiennent à la collection Pokrovski, pédiatre qui collecte des objets liés au monde de l’enfance, comme on peut le constater en regardant l’extrait du registre d’inventaire du MET où des berceaux côtoient des jouets tels que hochets et sifflets (ill. 5).

La Basse-Bretagne dans la salle de France du musée d'Ethnographie. Marseille, MuCEM (Ph.1962.205.3). © MuCEM

Ill. 4 : La Basse-Bretagne dans la salle de France du musée d'Ethnographie.
Marseille, MuCEM (Ph.1962.205.3). © MuCEM

Page du registre de l'inventaire du musée d'Ethnographie du Trocadéro montrant le début de l'inscription de la collection Pokrovski.

Ill. 5 : Page du registre de l'inventaire du musée d'Ethnographie du Trocadéro montrant le début de l'inscription de la collection Pokrovski.

En 1889, les collections françaises comptent plus de 2 000 objets. Ils sont 2 700 en 1896. Étant donné leur importance, une salle leur est consacrée, désormais séparée de l’Europe. Elle se déploie sur 200 m2 contre 150 m2 pour les collections européennes.

Mais bientôt, le public déserte le musée d'Ethnographie du Trocadéro qui, n’étant rattaché à aucune grande structure contrairement à d’autres musées parisiens, pâtit de la faiblesse des moyens financiers et humains qui lui sont accordés. La salle de France ferme en 1928. La plupart des objets d’Asie avaient quitté l’établissement en 1890 pour gagner le musée Guimet voisin... Le MET, pourtant riche de soixante mille pièces du monde entier en 1920, est en totale désaffection.

En 1928, en devenant titulaire de la chaire d’anthropologie du Muséum, le professeur Paul Rivet (1876-1958) hérite de la direction du musée. L’époque a changé, l’ethnologie n’est plus une des branches de l’anthropologie4 mais s’affirme comme discipline à part entière dont Rivet est l’une des chevilles ouvrières. Spécialiste de l’Amérique centrale, il est secrétaire, depuis sa création en 1925 par Marcel Mauss et Lucien Lévy-Bruhl, de l’Institut d’ethnologie. Convaincu de l’importance du musée d'Ethnographie du Trocadéro, fer de lance de la nouvelle discipline, et député socialiste du Ve arrondissement de Paris, Rivet va utiliser à bon escient l’introduction dont il bénéficie dans les milieux décisionnels. Obtenant le rattachement du musée au Muséum afin de renforcer son assise institutionnelle, il obtient aussi d’importants moyens pour sa totale rénovation puisqu’à la place du MET qui sera démoli, un nouvel édifice doit être reconstruit à l’occasion de l’Exposition universelle de 1937. Un nouveau « palais », dit « de Chaillot », s’érigera sur la colline, constitué par deux ailes qui vont finalement abriter deux musées au lieu d’un : le musée de l’Homme (MH) et le musée national des Arts et Traditions populaires (MNATP)5.

Georges Henri Rivière (1897-1985), fondateur du MNATP, à La Ferté-Saint-Aubin en 1938 avec Monsieur Ferrand dit Chausat, chaudronnier, qui décrit une potiche à lait acquise pour le musée. Marseille, MuCEM (Ph.1938.1.180). © MuCEM / Louis Dumont

Ill. 6 : Georges Henri Rivière (1897-1985), fondateur du MNATP, à La Ferté-Saint-Aubin en 1938 avec Monsieur Ferrand dit Chausat, chaudronnier, qui décrit une potiche à lait acquise pour le musée.
Marseille, MuCEM (Ph.1938.1.180).
© MuCEM / Louis Dumont

Pour rénover le MET, Paul Rivet va compter sur Georges Henri Rivière (1897-1985), (ill. 6), que le hasard, ou le destin, lui envoie à l’occasion de la préparation d’une exposition d’art précolombien. Rivière travaille alors pour un galeriste qui n’est autre que le banquier David-Weill, qui donnera un sifflet en 1938 au MNATP.

Musicien de formation et amateur d’art, Rivière est bien introduit dans les milieux mondains. Rivet l’engage en juin 1928, ayant compris que son apport serait précieux car complémentaire au sien, plus scientifique, en vue de la création de ce qu’il souhaite instaurer : un musée-laboratoire. Rivière deviendra le grand muséographe que l’on sait, directeur du MNATP, créateur de l’ICOM, enseignant à l’école du Louvre entre autres qualités.

Quand Rivière est engagé par Rivet, il est juste question de rénover le musée. Et pourtant, neuf ans après, il prendra la direction d’un nouvel établissement entièrement dédié à la France.

De la salle de France au MNATP, du MNATP au MuCEM

Bien que le MET possédât dès 1889, on l’a vu, une salle de France, celle-ci ne suffisait pas. « La création d’un musée d’ethnographie national [était] une affaire patriotique [à un moment] névralgique, marqué à la fois par les études folkloristes et par une forte poussée nationaliste, suite au boulangisme6. » Armand Landrin, conservateur au MET, était le créateur de cette salle comme on l’a dit. Peu satisfait d’un espace qu’il jugeait trop étroit, il avait proposé en 1889 au conseil municipal de Paris la création d’un « musée des Provinces françaises présentant toute la diversité géographique et ethnographique du pays7 », musée de synthèse que des grandes figures comme Arnold Van Gennep ou Paul Sébillot8 appelaient de leurs vœux. Mais l’idée ne fut pas retenue.

Quatre ans après la fermeture de la salle de France, Landrin relança son projet et reçut le soutien de Rivet et de Rivière. Dans le cadre de la rénovation du MET, Rivière souhaitait de toutes façons créer un département de folklore français. À l’époque, on ne parlait pas d’ethnologie pour l’Europe, mais de folklore9. Cela peut expliquer le fait que le MNATP ait été séparé du MH – mais il aurait dû se consacrer à l’Europe...

En 1932 donc, un comité fut constitué pour réfléchir à l’ouverture d’un musée indépendant, consacré à la France. Une première réunion eut pour objet la discussion d’un rapport de Rivet, Rivière et Cassou10 qui proposait la création d’un musée de plein air des Provinces françaises. Celui-ci devait se situer à côté de Paris, au mont Valérien, dans des locaux militaires. Il y était question de reconstituer une sorte de village de maisons paysannes des différentes provinces. « Pour avoir longuement voyagé dans les pays européens entre 1929 et 1936, Rivière connaissait [...] bien ces rassemblements artificiels de maisons paysannes ; s’il a subi l’influence de ce principe muséal [notamment celui de Skansen en Norvège], il souhaitait aussi [...] se débarrasser de l’aspect factice des présentations pour mettre en valeur l’aspect scientifique de l’étude des bâtiments vernaculaires11. » Il fallait faire vite car la société paysanne s’anémiait, et la notion d’ethnologie d’urgence12 fut plus d’une fois mise en avant par Rivière, aussi pressé d’organiser des enquêtes sur le terrain français, que de voir ouvrir une nouvelle institution qui lui aurait permis « d’être maître chez lui13 ».

Malgré le refus de l’armée de quitter le mont Valérien, l’idée d’un musée consacré à la France suivait son chemin, grâce notamment au soutien d’une nouvelle structure, la Société du folklore français et du folklore colonial. Celle-ci voit le jour en 1932 suite à la fusion de la Société de folklore français, fondée en 192914, avec la Société d’ethnographie française, fondée en 1859. Ce rapprochement unissait les forces en présence, à savoir les folkloristes (comme Van Gennep) et les ethnologues (comme Rivet). Cette fusion va finalement conduire à une profonde rupture. D’après Jean Jamin15, le « populaire » des folkloristes fut ressenti comme inférieur, ou en tout cas moins intéressant que le « primitif » des ethnologues. Jamin note avec pertinence que le secteur populaire fut toujours, au MET, confié à des assistants : en la personne de Landrin, par rapport à Hamy, puis de Rivière, par rapport à Rivet. Il semblerait que la culture du « proche » ne puisse pas cohabiter avec celle du « lointain ». Les associer revenait à mettre au même niveau le « primitif » et le « paysan ». Même méprisé par de nombreux concitoyens, pourtant issus de ce milieu, ce dernier, le paysan, ne pouvait pas non plus être rapproché du premier, le primitif...

La cohabitation entre la France et le reste du monde prendra donc fin. Le MET, détruit en 1935, donnera naissance deux ans plus tard à deux musées différents : le MNATP, qui s’installera dans quelques bureaux et une galerie de l’aile gauche du palais de Chaillot, et le MH qui s’étalera, plus à l’aise, dans toute l’aile droite16. Comme le rappelle Nina Gorgus, c’est à cette époque que « les recherches ethnologiques ont ouvert la voie à l’émancipation du folklore qui s’est constitué en discipline autonome17 ». Autonomie certes, mais dans le sens de rupture : les deux institutions étaient non seulement séparées physiquement mais elles relevaient aussi de tutelles différentes même si, il faut l’avouer, le fait pour le MNATP de dépendre du ministère des Beaux-Arts (puis, à la fin des années 1950, de celui des Affaires culturelles, devenu Culture, puis Culture et Communication) lui permit de bénéficier d’importants crédits pour l’acquisition de collections18. Peut-être était-ce une nécessité pour que le folklore français prenne son envol, menant plus tard à une véritable ethnologie de la France19 qui rayonnera jusqu’aux années 1980.

Le MNATP quitta le palais de Chaillot à la toute fin des années 1960 pour s’installer dans un bâtiment flambant neuf construit par Jean Dubuisson sur l’ancienne palmeraie du Jardin d’acclimatation (ill. 7). Inauguré en 1972 avec la Galerie d’étude suivie trois ans après par la Galerie culturelle, le musée consacra dans la vitrine dédiée à la musique dans ces deux espaces, la place qu’il se doit aux sifflets (ill. 8, ill. 9 et ill. 10), objets d’étude à part entière de l’ethnomusicologie.

Le nouveau siège du MNATP construit sur l’ancienne palmeraie du Jardin d’acclimatation à Paris, ouvert au public en 1972 et fermé en 2005. Marseille, MuCEM (Ph.1985.19.2). © MuCEM / André Pelle

Ill. 7 : Le nouveau siège du MNATP construit sur l’ancienne palmeraie du Jardin d’acclimatation à Paris, ouvert au public en 1972 et fermé en 2005.
Marseille, MuCEM (Ph.1985.19.2).
© MuCEM / André Pelle

Les sifflets exposés dans la vitrine de la section « Musique » de la Galerie d'étude du MNATP, parmi les instruments à vent. © MuCEM / C. Bodson

Ill. 8 : Les sifflets exposés dans la vitrine de la section « Musique » de la Galerie d'étude du MNATP, parmi les instruments à vent.
© MuCEM / C. Bodson
 

Les sifflets exposés dans la vitrine de la section « Musique » de la Galerie d'étude du MNATP, parmi les instruments à vent. Marseille, MuCEM (Ph.1996.81.16). © MuCEM / C. Bodson

Ill. 9 : Les sifflets exposés dans la vitrine de la section « Musique » de la Galerie d'étude du MNATP, parmi les instruments à vent.
Marseille, MuCEM (Ph.1996.81.16).
© MuCEM / C. Bodson

Les sifflets exposés dans la vitrine de la section « Musique » de la Galerie d'étude du MNATP. Marseille, MuCEM (Ph.1996.81.14). © MuCEM / C. Bodson

Ill. 10 : Les sifflets exposés dans la vitrine de la section « Musique » de la Galerie d'étude du MNATP. Marseille, MuCEM (Ph.1996.81.14).
© MuCEM / C. Bodson
 

MuCEM (bâtiment du J4 et fort Saint-Jean). © Lisa Ricciotti - R. Ricciotti et R. Carta architectes

Ill. 11 : MuCEM (bâtiment du J4 et fort Saint-Jean).
© Lisa Ricciotti - R. Ricciotti et R. Carta architectes

En septembre 2005, le MNATP ferme ses portes aux visiteurs : un décret ministériel avait entraîné le changement de nom du musée. Il devenait MuCEM (Journal officiel du 24 juin 2001, texte 34, art. 1er, al. III), héritier direct de la totalité des collections d’objets du MNATP. Leur traitement commence la même année (récolement, conditionnement, mise en caisse) en vue de leur déménagement pour l’installation à Marseille en 2013 (ill. 11).

En 2005 également, le MuCEM reçoit en dépôt les objets du département Europe du MH et les instruments de musique européens de son département d’ethnomusicologie. Revenons en arrière pour évoquer ces collections.

L’Europe au musée de l’Homme

Daniel Ponsard, affiche de l'exposition <i>Arts populaire baltique : Lettonie, Estonie, Lituanie</i>, musée d'Ethnographie du Trocadéro, 17 mai-15 octobre 1935. Paris, musée du quai Branly (PP0090193-1). © Musée du quai Branly

Ill. 12 : Daniel Ponsard, affiche de l'exposition Arts populaire baltique : Lettonie, Estonie, Lituanie,
musée d'Ethnographie du Trocadéro,
17 mai-15 octobre 1935.
Paris, musée du quai Branly (PP0090193).
© Musée du quai Branly

Au Trocadéro, on l’a compris, il n’avait pas été envisagé dès le début que l’Europe fasse partie des espaces d’exposition puisque ces collections, pourtant présentes à la création de l’institution, sont présentées en 1884 seulement, suivant la volonté de Landrin. Ce dernier faisait, cela dit, la part belle à la France. On vient d’en comprendre la raison. L’Europe est-elle le « parent pauvre » du musée ? Assurément oui, d'après Dominique Vila qui, dans le rapport qu'elle rédige en 2007 pour le directeur du MuCEM, compare l’inventaire des collections européennes à un « inventaire à la Prévert »...

Ainsi, écrit-elle, « la collection Travaux et mémoires de l’Institut d’ethnologie conçue en 1925 pour éditer les travaux des chercheurs et leurs rapports de mission ne publie que des travaux sur les pays extra-européens. Au sein du MH, la Société des américanistes de Paris est créée en 1895, [celle] des africanistes en 1930, [et celle] des océanistes en 1945 ; ce n’est qu’en 1977 que les chercheurs étudiant l’Europe se sont regroupés avec leurs collègues s’intéressant à l’Asie en une Société d’études euro-asiatiques20 ». À la page suivante, elle s’interroge « sur la place de l’Europe au sein du MH quand on constate qu’en 1965 l’exposition Chefs-d’œuvre du musée de l’Homme ne présente aucun objet européen ». Il y a, certes, la grande exposition consacrée aux pays baltes de 193521 (ill. 12), inaugurée par Rivet et Rivière, qui renforce les liens entre Paris et les capitales baltiques, ce qui vaudra l’entrée de nouveaux objets au MET, dont des sifflets.

Monique de Fontanès (à gauche) sur le terrain, en Sicile, avec des informateurs. Paris, musée du quai Branly. © Musée du quai Branly

Ill. 13 : Monique de Fontanès (à gauche) sur le terrain, en Sicile, avec des informateurs.
Paris, musée du quai Branly. © Musée du quai Branly

Pour Monique de Fontanès (ill. 13), responsable du département Europe du MH entre 1965 et 1986, à l’arrivée du professeur Rivet comme directeur du Trocadéro, et, bientôt, du MH, une nouvelle vague d’ethnologues naissait, négligeant ce continent comme terrain d’enquête pour en privilégier de plus lointains22. Fascination de l’exotisme ? Volonté de positionner la France comme puissance coloniale ? Après la première mission organisée par Rivet et ses collaborateurs entre Dakar et Djibouti en 1931, les colonies – surtout africaines – resteront privilégiées pour des raisons autant pratiques que scientifiques : il est facile d’y organiser administrativement des recherches et de trouver des autochtones francophones pouvant guider les ethnologues23. L’URSS peut sembler plus lointaine, d’autant que le régime politique d’alors n’est pas vraiment compatible avec la liberté nécessaire au travail des ethnologues. Cela dit, les objets européens viendront enrichir les collections du MH par des dons individuels et, surtout, institutionnels. Soucieux d’être représentés dans cette prestigieuse institution, nos voisins plus ou moins proches continueront à envoyer des objets : la Bulgarie, la Pologne, la Tchécoslovaquie – les gouvernements socialistes de l’après-guerre seront particulièrement généreux pour maintenir l’amitié entre les peuples – mais aussi l’Espagne, la Suède, les pays baltes, la Finlande...

Ainsi, si un département Europe existe bien dès le début au MH, il n’est pas le mieux loti. Situé au sous-sol, moins spacieux il faut le dire que d’autres départements, ses réserves d’objets sont situées un peu plus loin dans le couloir qui le dessert, alors que pour la plupart des autres départements, on y accède directement depuis la salle de travail ou le bureau du responsable. De plus, s’il conserve ses collections dont les plus anciennes datent de 1860 (mission de Hamy dans la Grande Russie, comme on l’a vu plus haut), et s’il est, bien évidemment, partie constitutive du laboratoire d’ethnologie du MNHN comme tous les autres départements24, il n’a pas de salle d’exposition avant l’année... 1951. Pas de salle signifie pas d’existence pour le public en tout cas car, pour la revue Secrets du monde qui y consacre un article cette année-là, c’est « l’Europe tout entière avec ses traditions et ses costumes [qui] entre [c’est à souligner] au MH25 ». Et l’auteur de l’article d’ajouter : « Tous ou presque tous les pays de l’univers sont représentés au MH, mais jusqu’ici, par une anomalie due aux difficultés matérielles [sic], cet établissement en développement continuel ne possédait pas de salle d’ethnographie européenne. Le successeur de Paul Rivet, [...] Henri Vallois, vient d’achever l’œuvre en suspens depuis 1937 en dotant ce musée des salles d’Europe dont le contenu existait dans la maison sans avoir pu encore être exposé au public. »

La musique y est présentée. À côté d’un bagpipe écossais et d’une autre cornemuse venue de Pologne, on voit une trompe pastorale roumaine, une vièle monocorde de Serbie, une cithare de Lituanie, des castagnettes espagnoles, une clarinette triple de Sardaigne, et... des sifflets des Baléares « en plâtre colorié », nous dit l’auteur de l’article (ill. 14).

La vitrine des instruments de musique dans la salle d'exposition permanente consacrée à l'Europe au musée de l'Homme dans les années 1970. Paris, Archives du Muséum national d'histoire naturelle. © MNHN

Ill. 14 : La vitrine des instruments de musique dans la salle d'exposition permanente consacrée à l'Europe au musée de l'Homme dans les années 1970.
Paris, Archives du Muséum national d'histoire naturelle. © MNHN

Vitrine du salon de musique du musée de l'Homme présentant des sifflets. Coll. particulière. © Madeleine Leclair

Ill. 15 : Vitrine du salon de musique du musée de l'Homme présentant des sifflets. Coll. particulière.
© Madeleine Leclair

La salle d’Europe sera rénovée au milieu des années 1970, sans ajout de nouveaux instruments ou objets sonores. En 1985, le salon de musique, issu de l’ancienne salle des arts et techniques ouverte en 1937 et qui dépend du département d’ethnomusicologie, exposera quelques instruments européens. On trouve dans la vitrine intitulée « Signes » (ill. 15) une série de sifflets placés dans la rubrique « Symboles », ce qui est tout à fait cohérent comme on le comprendra en lisant l’article sur la symbolique du sifflet. Le choix opéré par Geneviève Dournon, alors responsable du département d’ethnomusicologie, porte sur les sifflets dont les collections sont les plus riches ou les plus anciennes, comme c'est le cas pour les collections russes de la fin du xixe siècle, données en juin 1892 au musée du Trocadéro par la Société des traditions populaires fondée dix ans plus tôt par Paul Sébillot.

Dispersion ou recomposition ?

En 2000 et 2005, les collections du MH déménagent pour rejoindre, selon leur provenance géographique, le musée des Arts et Civilisations d’Afrique, d’Asie, d’Océanie et des Amériques (communément appelé musée du quai Branly) et le MuCEM. Si l’Europe est désormais séparée du reste du monde, la France la rejoint dans ce nouveau musée aujourd’hui situé à Marseille, qui se destine aussi à évoquer la Méditerranée26, vue non seulement comme le berceau civilisateur de l’Europe mais aussi comme un acteur important pour de nouveaux enjeux culturels et sociétaux.

Ainsi, au gré de l’ouverture de nouvelles institutions, on voit les collections des musées se disperser ou se rassembler, être exposées ou entreposées, se « composer » finalement, au sens presque créatif du terme. Car ces mouvements, s’ils reflètent l’évolution de la discipline, aussi bien ethnologique que muséographique, témoignent surtout de la construction du regard que l’on porte sur l’autre. L’objet ethnographique est porteur de sens, porteur non seulement du sien propre en tant qu’objet inscrit dans sa culture, mais aussi de celui qu’on projette sur lui.

Marie-Barbara Le Gonidec

1 Musée de Drottninggatan en 1872, par exemple, d’où provenaient des mannequins costumés placés dans des intérieurs paysans montrés à Paris à l’Exposition de 1878 et qui firent sensation (cf. Martine Segalen, Vie d'un musée, 1937-2005, Paris, Stock, 2005).

2 On le doit à l’action d’Ernest Hamy, alors assistant de Quatrefages, directeur de la chaire d’anthropologie du Muséum, devenu lui-même directeur de cette chaire en 1892. En 1878, il obtint de la direction des sciences et lettres du ministère de l’Instruction publique la création de ce nouveau musée. Ernest Hamy, effectuant une mission en Russie et en Ukraine en 1860, rapportera des objets qui seront ensuite inventoriés au MET sous les numéros 2245 à 2370, réunis sous la collection 79.4 au MH puis DMH1879.4 au MuCEM. Notons que sur le registre du MH, elle est donnée comme venant d’URSS (étant donné que c’est dans les années 1930 que les collections du MET ont été réunies...). E. Hamy raconte cette aventure dans son ouvrage paru en 1889.

3 Il reçoit aussi celles du musée naval du Louvre, du musée de Saint-Germain... Cf. Marie-Barbara Le Gonidec, « Témoins du voyage ou objets scientifiques ? Les collections ethnographiques dans les musées parisiens entre les xviiie et xxe siècles et leur rapport au voyage », dans M.-B. Le Gonidec et D. Bouillon (dir.), Le rôle des voyages dans la constitution des collections ethnographiques, historiques et scientifiques, Paris, Éd. électroniques du CTHS, 2008, p. 84-93.

4 Sous le nom d’anthropologie, l’école de Broca regroupait l’anthropologie somatique, la paléontologie humaine et l’ethnologie. Cette dernière se faisait à partir de l’ethnographie, c’est-à-dire « la description particulière et la détermination [des] races, [afin de permettre] l’étude de leurs ressemblances et de leurs dissemblances, sous le rapport de la constitution physique comme sous le rapport de l’état intellectuel et social, la recherche de leurs affinités actuelles, de leur répartition dans le présent ou dans le passé, de leur rôle historique, de leur parenté plus ou moins probable, plus ou moins douteuse, et de leur position respective dans la série humaine ». Broca (Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, A. Dechambre éd., Paris, 1866, tome V, p. 276 et suiv.). Précisons que « race » possède, pour l’école de Broca, le sens de « variétés du genre humain ». Ainsi ethnos (ἔθνος) que les dictionnaires Bailly et Alexandre donnent bien comme « race, nation, tribu » s’applique seulement à un ensemble catégoriel comme le montrent ces expressions, tirées d’auteurs classiques, telles que : ethnos arren (ἔθνος ἄῤῥεν), population mâle, ethnea pezōn (ἔθνεα πεζῶν), bataillons de fantassins, ou encore ethnea ornithōn (ἔθνεα ὀρνίθων), familles d’oiseaux. La notion de « peuple » dont l’ethnologie correspond à l’étude sociale et culturelle est donc récente puisqu’elle apparaît entre les deux guerres.

5 Précisément, il s’agit d’un département des Arts et Traditions populaires qui sera effectivement rattaché aux musées nationaux le 1er janvier 1938.

6 Nélia Dias, Le Musée d’Ethnographie du Trocadéro (1878-1908). Anthropologie et muséologie en France, Paris, éd. du CNRS, 1991, p. 192.

7 Daniel Fabre, « Le ‘‘manuel de folklore français’’ d’Arnold van Gennep », dans Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, vol. 3, Paris, Gallimard, 1998, p. 3584.

8 Le premier (1873-1957) est un des fondateurs du folklore du domaine français (voir l’article de D. Fabre cité dans la note précédente), le second (1843-1918), un folkloriste incontournable du domaine breton (il travailla notamment avec Luzel, autre folkloriste-collecteur important), surtout connu comme créateur de la Revue des traditions populaires, créée en 1886, et Le Folklore de France, en 1904. C’est lui qui imposera le terme de « folk-lore » (savoir du peuple). Van Gennep fait le lien « intellectuel » entre les folkloristes et les ethnologues de la France (Jean-François Gossiaux, « Du folklore à l'ethnologie française », Archives ouvertes de l’Institut interdisciplinaire d’anthropologie du contemporain (IIAC), 2000, http://halshs.archives-ouvertes.fr/IIAC, [version française inédite de l’article « Dal folklore all'etnologia francese », in Michel Izard et Fabio Viti (a cura di), Antropologia delle tradizioni intellettuali : Francia e Italia, Roma, CISU (Quaderni di etnosistemi), 2000).

9 Ce terme apparaît en France vers 1885. Il s’applique autant aux savoirs du peuple qu’à la nouvelle science qui les étudie. Il est forgé, outre-Manche, par Ambrose Merton en 1846 pour désigner les Popular Antiquities et Popular Literature. Il se compose des mots folk, « peuple », et lore, « savoir, connaissances, science ». Les groupes folkloriques ont reçu logiquement cette appellation au début du xxe siècle, car ils se sont mis en place dans le but de conserver ces savoirs qui disparaissaient avec l’exode rural et l’industrialisation. De nos jours, évidemment, le sens du mot « folklore » et de son adjectif a complètement changé (cf. Marie-Thérèse Duflos-Priot, Un siècle de groupes folkloriques en France, Paris, L'Harmattan, 1995). L’ethnologie est plus récente que le folklore comme on l’a vu. Elle s’est développée dans le contexte colonial et concerne les peuples non européens.

10 D’après Nina Gorgus, Le Magicien des vitrines : le muséologue Georges Henri Rivière, Paris, Éd. de la Maison des sciences de l'homme, 2003, p. 69. Jean Cassou est inspecteur des Monuments historiques.

11 Martine Segalen, op. cit., p. 21.

12 On la doit à Malinowski (Les Argonautes du Pacifique occidental, 1922). Malinowski (1884-1942), Polonais d’origine, fit ses études à Londres au début des années 1910, en économie et sciences politiques. Devenu anthropologue, il systématisera la pratique de terrain (avant lui, on étudiait à partir de données de seconde main, rapportées par des missionnaires et des voyageurs). Il participa à certaines enquêtes du MNATP.

13 Martine Segalen, op. cit., p. 17.

14 Elle est fondée par André Varagnac qui sera le collaborateur de Rivière au MNATP dès 1937.

15 Nina Gorgus, op. cit., p. 72, rapportant l’analyse que cet historien et archiviste de la discipline développe, p. 65, dans le catalogue de l’exposition de 1985 à Neuchâtel : « Les objets ethnographiques sont-ils des choses perdues ? », Temps perdus, temps retrouvés, Hainard Jacques et Kaehr Roland (dir.), Neuchâtel, musée d’Ethnographie, 1985, p. 51-74.

16 Sauf le rez-de-chaussée qui sera dévolu au musée de la Marine. Dû à l’architecte Davout, le palais de Chaillot se déploie en deux ailes (Paris et Passy, gauche et droite) avec une grande esplanade centrale sous laquelle se trouve le théâtre national de Chaillot. Il abrite le musée des Monuments français (devenu en 2007 la Cité de l’architecture et du patrimoine), côté Paris ; et le musée de la Marine au rez-de-chaussée, côté Passy. Le MH est, à ce jour, fermé au public et attend sa rénovation, toujours dans le giron du MNHN, mais dépossédé de ses collections, on va le voir.

17 Op. cit., p. 72.

18 Le MH, dirigé par Rivet, professeur du Muséum national d’histoire naturelle reste rattaché à cette institution (comme l’était le MET), laquelle relève du ministère de la Recherche de l’époque.

19 Cf. Jean Cuisenier et Martine Segalen, Ethnologie de la France, Paris, Presses universitaires de France, 1966.

20 Dominique Vila, Les Collections sur l’Europe au musée de l’Homme, rapport rédigé à l'attention du directeur Michel Colardelle, Archives du MuCEM, juillet 2007, p. 16 (non publié).

21 Cf. Helmi Kurrik, Jurgis Baltrušaitis, Henri Focillon, Guide de l’exposition d’art populaire baltique Estonie, Lettonie, Lituanie, MET, Muséum national d’histoire naturelle, Paris, 1935.

22 M. de Fontanès, Archives manuscrites, MuCEM (non publié).

23 Il en va de même dans les autres empires coloniaux (britannique, belge, hollandais, allemand dans une moindre mesure), cela est de bon sens à des époques où il était moins facile de voyager que de nos jours (parlons pour hier car les troubles politiques de nos jours rendent les coopérations scientifiques bien difficiles).

24 Le MH abrite en effet trois des laboratoires du Muséum national d’histoire naturelle : ceux d’ethnologie, de préhistoire et d’anthropologie physique.

25 Cf. l’article de Jacques Bialet, Secrets du Monde, no 7, juillet 1951, p. 2-14.

26 Sans les collections du Maghreb ni celles des Proche- et Moyen-Orient de l’ancien MH, il s’appuie sur des dépôts ou des acquisitions pour présenter au public ces parties du monde.