Typologie du sifflet européen
La raison d’être du sifflet est de produire des sons, comme un instrument de musique, même s’il n’est pas toujours considéré comme tel, culturellement parlant. Cet article propose d’aborder le sifflet au plan de l’organologie, science des instruments et de leur classification, afin de voir comment il se situe dans la famille des instruments à vent et quels sont les différents types de sifflets.
Flûte ou sifflet ? Des termes ambigus...
La classification en usage dans les musées et parmi les ethnomusicologues a été élaborée en 1914 à Berlin par Erich von Hornbostel (1877-1935) et Curt Sachs (1881-1959). Pour eux, tout instrument fonctionnant au moyen du souffle envoyé depuis l’embouchure (E) vers une partie biseautée est une flûte (ill. 1, 2 et 3). Le souffle doit atteindre l’arête (A) du biseau. Tel est le principe de fonctionnement des sifflets présentés dans ce catalogue. Or le sifflet n’est pas une flûte à proprement parler, l’article « Le sifflet, usages et symboles » donne par ailleurs des indications sur ce plan. Il s’agit pourtant d’un seul et même type : sifflets et flûtes partagent ce que l’on appelle le système excitateur (le jet d’air sur le biseau), même si le résonateur, c’est-à-dire le corps de l’instrument, est très différent – c’est la raison pour laquelle, sur le plan visuel, personne ne confondrait une flûte et un sifflet.
Ill. 1 : Schéma du principe de la flûte (souffle envoyé vers l'arête du biseau) sur une flûte à conduit, tubulaire comme le duduk bulgare. Le conduit est interne : un bouchon est introduit à l'intérieur du tube pour aménager le conduit d'air.
© Marie-Barbara Le Gonidec
La classification organologique de Hornbostel et Sachs vient développer et finaliser celle établie vers 1867 par Victor Mahillon, conservateur du Musée instrumental de Bruxelles. Dès la fin du xixe siècle, l’afflux d’instruments « exotiques » de traditions savante ou populaire va obliger les conservateurs à revoir les catégories de la classification en usage dans le monde occidental (vent, cordes, percussions, bois, cuivres, etc.) : il semble difficile de parler de guitare chinoise ou de violon indien face à des instruments qui, s’ils tiennent dans leur principe de la guitare (cordes pincées) ou du violon (cordes frottées par un archet), sont morphologiquement et musicalement très éloignés de « notre » guitare et de « notre » violon. Si l’emploi des termes « guitare » et « violon » sont pratiques pour donner une idée de ce qu’est un pipa ou un sarangui, l’objectivité scientifique impose de ne pas utiliser des termes propres à notre culture pour parler de celle des autres. Disons en tout cas qu’il faut « neutraliser » ces termes car les organologues, ces spécialistes des instruments de musique, utilisent bien les termes « luth », « cithare », « flûte », « hautbois », etc. (cf. infra). À cette différence près que, quand un organologue ou un ethnomusicologue parle de hautbois, il ne pense pas à celui de l’orchestre mais au type, c’est-à-dire à tout instrument fonctionnant avec une anche double.
Voilà pourquoi, comme on va le voir, le sifflet est une flûte car, dans la communauté scientifique, parler de flûte ne renvoie pas à l’une d’elles en particulier (flûte à bec, galoubet, fifre, etc.) mais à tout instrument à vent fonctionnant sur ce principe « jet d’air sur biseau », quels que soient la provenance, la forme du résonateur (tubulaire, globulaire), la matière (roseau, terre cuite), le nombre de tuyaux (flûte de Pan), qu’il y ait ou non des trous de jeu, qu’il s’agisse d’un instrument de musique au sens mélodico-rythmique du terme ou d’un instrument sonore à fonction signalétique (sifflet du gendarme), rituelle ou ludique. Les sifflets en terre cuite de la collection du MuCEM se rangent ainsi, comme la flûte à bec, dans la série numéro 421.221 de la classification Hornbostel et Sachs que nous allons voir avant d’en revenir aux sifflets.
La classification Hornbostel et Sachs
Elle divise les instruments en quatre familles selon l’élément qui, mis en vibration, produit le son, lui donnant ainsi sa « voix » (phoné en grec) : une ou des cordes (cordophone), une ou deux membranes (membranophone) ou de l’air (aérophone1). Si c’est une matière non susceptible de tension : bois, métal, coquillage..., on parle d’idiophone – qui signifie étymologiquement « résonnant par lui-même ». La classification Hornbostel et Sachs suit le système linnéen de l’arborescence chiffrée. Les idiophones sont les premiers dans la classification et portent le numéro 1, les aérophones portant le numéro 4. Chaque critère qui permet de différencier les sous-types est ensuite donné par un 1, 11 ou 12, puis 111 ou 112, 111.1 ou 111.2, etc. Pour les sifflets on arrive à six chiffres (ex. : 421.221.312 qui sont les sifflets à eau).
La première famille, celle des idiophones donc, rassemble tous les instruments composés de matières rigides (végétales, animales ou minérales : bois, bambou, corne, métal, pierre, plastique, verre...) par opposition aux matières dites souples ou élastiques que représentent une corde, une peau, de l’air. Les idiophones se subdivisent selon leur mode d’ébranlement. On relève cinq mouvements fondamentaux. On va parler ainsi d’idiophones par frappement (par exemple : xylophone) qui se déclinent, selon les cas, en entrechoc (par exemple : castagnettes) et en pilonnement (par exemple : bambous pilonnés joués en Océanie), d’idiophones par secouement pour le hochet ou la cloche occidentale, tandis que la guimbarde fonctionne par pincement et la crécelle par raclement. La dernière catégorie est celle des idiophones par frottement. Le glass harmonica pour lequel Mozart compose en mai 1791 son Adagio et Rondo KV 617 illustre ce type.
La famille des membranophones regroupe les instruments munis d’une ou deux membranes mises en vibration le plus souvent par frappement à la main ou par tout autre percuteur – ce qui correspond à la majorité de ce que l’on appelle les « tambours » –, ou par frottement, que l’on peut qualifier de friction, d’où l’expression « tambour à friction ».
La famille des cordophones correspond aux instruments pourvus de corde(s) mise(s) en vibration par quelque moyen que ce soit : pincement, frappement, frottement, voire par le fait de souffler. La façon dont les éléments structurants sont agencés détermine ensuite les cinq types : l’arc musical (le représentant le plus simple du type car il n’y a ni manche ni caisse, mais une simple corde tendue sur une tige recourbée), la harpe (dont le manche est arqué), le luth (dont le manche, droit, se situe dans le prolongement de la caisse), la vièle (un luth à cordes frottées), la lyre (dont le manche est parallèle à la caisse qu’il ne touche pas directement) et la cithare (qui n’a pas de manche).
La famille des aérophones enfin comprend tout instrument fonctionnant avec de l’air, non pas tant que l’on y souffle, comme c’est le cas la plupart du temps, mais bien parce que la matière vibrante est l’air. C’est par la façon dont cette matière sonore est mise en vibration que l’on détermine les types : grâce à l’envoi d’un jet d’air sur un biseau (flûte), par le fonctionnement d’une anche double (hautbois) ou simple (clarinette), d’une anche libre (par exemple : l’harmonium), ou par les lèvres qui fonctionnent comme deux anches placées à l’embouchure (trompes). Ces cinq types relèvent des aérophones à « air contenu » car c’est l’air qui se trouve dans le corps de l’instrument qui est mis en vibration par le système excitateur qui détermine le type. Quand c’est l’instrument qui tournoie dans l’air, comme c’est le cas du rhombe, on parle d’aérophone à air ambiant.
Typologie des sifflets européens
En s’appuyant sur le tableau ci-dessous, voyons, dans cette famille numéro 4, au sein des aérophones à air « contenu » (42) et non « ambiant » (41), comment se répartissent les instruments à biseau (421), c’est-à-dire le type « flûte ».
Le jet d’air peut être amené par le joueur soit en soufflant directement sur le biseau qui se confond avec l’embouchure (ill. 4), soit au moyen d’un conduit aménagé sur la flûte. Cela détermine la première différence : 421.1 sans conduit ou 421.2 avec conduit.
Dans le premier cas (421.1), qui est celui de la flûte de Pan ou du nây arabo-musulman (ill. 5), ou encore de la flûte traversière, on observe que la flûte possède une embouchure terminale (flûte de Pan, nây) ou latérale (flûte traversière)2.
Dans le cas de la flûte à bec, qui est aussi celui des sifflets de ce catalogue, il existe un conduit (ill. 6). C’est le type 421.2. Celui-ci est interne (421.22). Il existe des cas, la flûte suling d’Indonésie (ill. 7) par exemple, où il est externe (421.21). Si on compare la flûte à bec à ce sifflet qui possède le même dispositif d’embouchure (ill. 8), on constate que la première est tubulaire et le second globulaire (ill. 9). Ce terme « globulaire » existe surtout par opposition à « tubulaire », car le corps de l’instrument n’a pas forcément la forme d’un globe stricto sensu. Il correspond à un résonateur de Helmholtz (cf. « Acoustique et sifflets »). Mais tous les sifflets ne sont pas globulaires. Beaucoup sont constitués d’un petit tube sifflant associé à une figurine qui peut prendre toute les formes possibles (ill. 10). L’article sur l’acoustique montre que les apparences sont trompeuses et, souvent, seule la radiographie permet de savoir dans quelle catégorie il faut ranger tel ou tel sifflet.
Ill. 8 : Vue du système « lame d’air-biseau » du sifflet de l'illustration 9 photographié ici dans la position qui convient pour être mis en bouche et insufflé.
© Marie-Barbara Le Gonidec
Ces préambules étant donnés, nous pouvons voir à présent comment se classent les six types de sifflets que l’on trouve dans la collection du MuCEM. Ils figurent en italique gras dans le tableau ci-après.
4 |
Aérophones |
||
41 |
à air ambiant |
rhombe |
|
42 |
à air contenu dans le corps de l'instrument |
flûte, hautbois, |
|
421 |
à biseau |
||
421.1 |
sans conduit d'insufflation |
||
421.11 |
à embouchure terminale |
||
421.111 |
un seul tuyau |
nây arabo-musulman |
|
421.112 |
plusieurs tuyaux |
flûte de Pan |
|
421.12 |
à embouchure latérale |
flûte traversière |
|
421.2 |
avec conduit d'insufflation |
||
421.21 |
externe |
suling indonésien |
|
421.22 |
interne |
||
421.221 |
flûte unique |
||
421.221.1 |
tuyau (donc résonateur |
||
sans trou de jeu |
DMH1983.47.10 | ||
avec trou de jeu |
DMH1937.61.1 | ||
421.221.2 |
au tuyau partiellement fermé |
duduk bulgare |
|
421.221.3 |
au tuyau totalement fermé |
||
421.221.31 |
sans trou de jeu |
||
à extrémité inférieure fixe |
1956.126.153 DMH1937.61.2 | ||
à extrémité inférieure |
flûte à piston |
DMH1938.119.6 | |
récipient |
|||
sans trou de jeu |
DMH1937.60.11 1938.12.60 | ||
avec trou de jeu |
1888.14.1 1885.3.4 |
Marie-Barbara Le Gonidec
1 De nos jours une cinquième catégorie tient compte de l’électricité et on parle d'instruments électrophones.
2 On observe aussi qu’il y a plusieurs tuyaux (flûte de Pan), chacun produisant une note, ou un seul tuyau mais avec des trous de jeu pour produire les notes (nây et traversière). Ces critères génèrent des sous-types.
© Réunion des musées nationaux – Grand Palais, 2014